vendredi 28 février 2014

Pourquoi n'ai-je pas crié quand je me suis fait agresser?

Je n'ai jamais parlé publiquement de cet épisode de ma vie parce je trouvais ça bénin et que ça fait seize ans. Mais depuis quelques temps, je me dis que si partager mon expérience n'est pas d'une importance névralgique, ça ne manque pas nécessairement non plus de pertinence. Il ne s'agit cependant pas de me « réapproprier mon cri », « briser la loi du silence » ou un autre truc du genre. Je ne me considère pas non plus comme un « survivant ». Tout d'abord parce que ces expressions ne me rejoignent pas, et aussi parce que ça fait longtemps que je suis confortable de parler de ça devant plein de gens. Ça me fait mal d'en reparler, et pas du tout pour les raisons qu'on peut penser. Mais je le fais pareil quand j'en ressens l'intérêt, malgré l'appréhension.

Ça fait longtemps que je veux parler de ce sujet sur mon blog aussi, mais je dois avouer que rien ne l'a favorisé au cours des derniers mois. La vérité, c'est que je ne sais aucunement quelle peut être la réaction à ce texte; mais je pense que de manière générale, il sera tout simplement écarté et ignoré pour diverses raisons. L'une d'entre elles, c'est que ce n'est pas un supermilitant qui m'a agressé, et que je ne suis pas en train de me lancer dans un processus de dénonciation en vue d'arriver à la pratique de justice transformatrice. Ça a l'air de sortir de nulle part. Mais non.

Mon objectif est de raconter quelles ont été les réactions à mes confidences, parmi des ami-e-s proches ou de simples connaissances. J'y repense sans arrêt depuis novembre, parce que je lis sans arrêt les mêmes sur Facebook, je les entends au Café Aquin, dans les couloirs de l'UQAM, et c'est même arrivé une fois ou deux que j'en ai entendu sortir de ma propre bouche, quoique j'aurais jamais articulé des affaires de même devant un-e personne ayant subi ça. Bref, ça me revient sans arrêt dans la face et je suis tanné de me taire.

Notez que parmi ces gens aux réactions parfois agressives et profondément ignorantes, il y a bien sûr des anti-féministes, mais il y a aussi des femmes féministes sincères. Je ne le spécifie pas pour critiquer le féminisme, ni les féministes, ni même des féministes ou un certain groupe de féministes. Je le spécifie pour que personne ne se sente au-dessus de ce genre de propos.

L'histoire que je raconte

Cette histoire est celle d'une agression comme on en voit tous les jours. J'étais dans l'autobus scolaire, en secondaire I, à l'école secondaire Le Tandem à Victoriaville. Il y avait un bully énorme et musclé, au moins deux ans plus vieux que moi - à la différence de plusieurs, je n'ai jamais été en mesure de connaître le nom de ce gars-là: Carl? Matt? - qui avait l'habitude de me harceler. Quand la fin de l'après-midi arrivait, je me souviens que je ressentais toujours une profonde angoisse. Je marchais vers mon autobus lentement, la tête basse, comme un condamné à mort, parce que je savais que je passerais les 45 minutes suivantes à me faire frapper sur la gueule, insulter, voler mon sac à dos. Souvent, un de mes amis (plus fort et plus massif que moi) m'aidait à me défendre, mais ce soir-là, il avait eu un lift de son père.

L'autre a commencé par le harcèlement habituel avant de s'asseoir de force sur le même banc que moi. Ensuite il m'a insulté en me disant que j'étais dégueulasse et sale, frappé à coups de poing, brassé. J'ai essayé de me défendre. Avec mes ongles, mes poings, mes pieds. Mais il a fini par me soumettre. Après, il a glissé sa main sur ma cuisse et touché mes organes génitaux.

***

Tout le monde, dans l'autobus, devait savoir ce qui se passait. Tout le monde en était témoin. Personne ne faisait rien. Et le lendemain, ça a recommencé. Et je savais que ça allait être pire, qu'il irait encore plus loin. Mais ce soir-là, il y a une grande blonde de secondaire deux qui n'en pouvait plus. Elle a engueulé le bully et elle s'est assise à côté de moi. Je n'ai aucune idée qui c'était, mais je sacrifierais gros pour lui reparler aujourd'hui, à cette fille-là. Sur le vif, j'ai juste chuchoté « merci » et j'ai plus rien dit du voyage. C'est à peine si je l'ai regardée.

Les réactions

J'ai raconté cette histoire-là pour la première fois il y a environ 10 ans, quand j'ai fini par comprendre et admettre que j'avais subi une agression à caractère sexuel. Après, ça m'est arrivé à quelques reprises de me confier là-dessus, à des personnes diverses. Des hommes, des femmes, des ami-e-s, des connaissances, des camarades de lutte, des amantes. La plupart du temps, on parlait déjà du sujet, ça ne venait pas de nulle part. Je racontais pas ça sur un ton larmoyant, tout en mettant l'accent sur le fait que je n'avais pas « été traumatisé », et que j'avais « entendu des histoires bien plus graves ». Je disais aussi que tout le monde ne vivait pas ce genre d'évènement de la même façon. Je ne cherchais pas à me victimiser, ni à banaliser, ni à réduire l'importance de l'expérience d'autrui, à « hiérarchiser ». Je n'essayais pas de dire « tsé, ça arrive aussi aux hommes ». Je faisais juste le dire.

J'ai eu des réactions pleines d'empathie et/ou de révolte, notamment d'une de mes amoureuses, aussi d'au moins une personne que je connaissais pas beaucoup. D'autres fois, on a répondu en me confiant une expérience similaire. Mais c'était malheureusement une minorité. La plupart du temps, voilà ce que j'ai reçu comme réaction:
- l'incrédulité et le déni: « Voyons ça se peut pas ce que tu me racontes. Pas en plein autobus. J'te crois pas. »
- un silence de malaise.
Et le reste, c'était des variations sur le même thème de la banalisation:
- « C'était juste un jeu de gamins. C'était pas une agression sexuelle. »
- « C'était pas une agression sexuelle, c'était du bullying. »
- « C'était pas une agression sexuelle. Une agression c'est quand il y a VRAIMENT un truc sexuel qui se passe. »

Et oui, il y a eu les trois grands classiques, des questions qui visent parfois à responsabiliser la victime quand elles sont posées d'une certaine façon, comme pour suggérer a posteriori une solution évidente:
- « Pourquoi t'as pas crié? »
- « Pourquoi tu t'es pas défendu? T'aurais dû lui donner un coup de pieds dans les gosses! »
- « Pourquoi tu l'as pas dénoncé sur le vif? »

Et il y a un autre type de réaction dont je ne parlerai pas et qui est en lien avec mon genre. Notez cependant que réagissant à cette confidence, aucun gars ne m'a jamais accusé d'être faible ou fif ou whatever.

Pourquoi on crie pas. Pourquoi on crisse pas un coup de genou dans les gosses. Pourquoi pourquoi pourquoi.

 Je ne peux pas parler pour les autres, notamment, comme plusieurs me le feront peut-être remarquer, parce que eh bien! je suis un gars et j'ai des privilèges. Je n'ai pas peur de sortir le soir. Je n'ai pas peur de me faire violer. J'ai appris rapidement à faire confiance aux hommes (deux ans) parce que, alors que je vieillissais, ils ont fini par ne plus sembler représenter de menace. Répétons-le: la plupart des personnes ayant subi des agressions sexuelles sont des femmes.

Mais je peux répondre à certaines objections entourant mon cas à moi. À partir de là attention, je vais extrapoler.

1. Oui, c'est arrivé. J'ajouterai que ça arrivait tout le temps, en public. Je me faisais défoncer la gueule à coups de pieds, marcher dessus dans le corridor, pousser en bas des escaliers. Il y a même deux gars qui m'ont un jour balancé tête première dans un container à ordures. Au primaire, j'ai aussi subi des attouchements du même type et à plusieurs reprises. C'était toujours devant beaucoup de monde et dans l'indifférence la plus totale.

Dans ma vie adulte, j'ai vu des choses équivalentes se reproduire entre personnes qui se connaissaient. Dans des partys, des bars, des réunions, des "safer spaces". La violence, sexuelle ou non, déclenche souvent un malaise, mais on préfère regarder ailleurs. D'autres fois, on la voit pas.

2. Oui, c'était une agression sexuelle. Oui, oui, oui. Même (et surtout) selon la loi. Même si on (lui peut-être un peu moins que moi) était des gamins. Il y a certes bien plus sordide. Et il y a aussi bien plus insinueux, bien plus soft, et ce n'est en aucun cas à prendre à la légère.

Un baiser forcé, c'est une agression. Un frottis-frottas dans le métro, c'est une agression. Le voyeurisme, c'est une agression. Quand il y a manipulation ou menaces, c'est une agression. En admettant dans tous les cas qu'il n'y ait pas consentement. Là on parle au sens légal.

3. Je n'ai pas crié parce que j'avais la gorge nouée d'impuissance et que de toute façon j'avais l'impression que tout le monde s'en crissait.

4. Je n'ai pas pu viser ses couilles parce que j'étais assis dans l'autobus et soumis sous sa masse corporelle supérieure. Notez que j'avais déjà fait du Taekwon-do à l'époque. J'étais très en forme pour mon âge, mais rien à faire. Souvent, le potentiel d'intimidation psychologique suffit d'ailleurs à soumettre une autre personne. D'ailleurs quand c'est arrivé je n'ai même pas bondi. Et je comprends très bien pourquoi plusieurs personnes, lors d'une agression, n'ont pas de réaction forte et immédiate, signalant ainsi hors de tout doute qu'elles ne sont pas consentantes. Parfois, on ne veut juste pas le croire. On fige et on souffre en silence.

5. Je ne l'ai pas dénoncé sur le vif parce que:
- j'étais terrorisé;
- j'avais décidé que ça ne s'était pas passé;
- dénoncer (à une autorité) par le passé n'avait jamais rien donné de bon.

Mais surtout parce que:
- je me sentais humilié;
- j'avais été dressé à croire que c'était impossible de faire quoi que ce soit contre. C'était comme ça. J'étais un loser et les losers se font marcher dessus. En bref: j'étais isolé.

Conclusion

Je ne dis pas qu'il suffit de dire qu'une agression a eu lieu pour qu'elle existe de facto. Je ne sais pas non plus quoi penser de la vision de la justice transformatrice vis-à-vis des agressions, sinon que la théorie me plaît mais que les informations fragmentaires dont je dispose sur la pratique suggèrent des lacunes[1]. Je pourrais parler d'autres sujets, mais je préfère pas, surtout parce que je n'écris pas sous le couvert de l'anonymat. Mon billet porte seulement sur les réactions qui sont ressorties après les dénonciations d'agressions au cours des derniers mois. Celles-ci m'ont systématiquement rappelé ma propre expérience. Et est-ce que les alliés féministes sont à l'abri de dérapages verbaux à ce sujet? Non. Est-ce que les femmes féministes sont à l'abri? Même pas. Moi-même, j'écris un long texte sur la question et je le répète, ça m'est arrivé de dire des conneries. Je serais vraiment un connard de jeter la première caillasse.

Je vais être clair: je n'ai pas été socialisé en femme. Je m'exprime - quoique sans conviction - en tant qu'homme cisgenre. Je suis au courant de mes privilèges, et personne n'a besoin de me les rappeler: l'expression quotidienne de mon genre me favorise aux dépens des autres, j'en fais l'expérience. Mon objectif n'est pas de faire une analogie grossière ou de me dresser en martyr qui montre ses stigmates en criant: « Je vous comprends! » Non. Je souhaite exprimer en priorité une chose: ça arrive tout le temps, et se défendre n'est pas si simple, même quand on est cut, en forme, toffe, «un gars», etc. Il n'y a jamais matière à questionner le comportement de la victime/survivant-e dans de telles circonstances[2]. Aussi: une agression peut démolir. Toutefois, une socialisation faite dans la violence et la soumission, ça vous mord avant même l'agression. Ça vous ôte bien des réflexes. Mais il n'y a rien de pire que de se faire nier notre expérience postérieurement.

____________

[1] Il y a un débat actuellement sur la question. Un texte anonyme a été publié sur Internet. Ça s'appelle Premiers pas sur une corde raide. Une personne a répondu au texte sur Facebook. Ça s'appelle: Quelques pas pour tenter de remonter une pente glissante.
[2] Cela ne fait nécessairement pas de la personne ayant commis l'agression un être monstrueux. Mais même quand c'est vraiiiiment pas par exprès, ça n'empêche pas l'autre personne d'avoir mal, c'est-à-dire de s'être sentie agressée.

3 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  2. Putain, tu en as bavé! Et tu es une des personnes les plus gentilles que je connaisse. J'aurais tendance à penser qu'on devient souvent une cible dans ces cas là.

    Les gens ne savent pas forcément quoi répondre, d'où le silence. J'avais moi aussi commencé à parler de moi, mais vu que c'était assez loin de ton expérience personnelle, j'ai préféré l'effacer.

    RépondreSupprimer
  3. Je suis pas si gentil que ça, mais je pense que l'essentiel de mes qualités a été le résultat des onze dernières années, pendant lesquelles j'ai été très bien entouré et que je me suis senti respecté. Je suis actuellement pas du tout à plaindre. Et même à l'époque, je n'ai pas vécu ça trop mal. Je trouvais des moyens de résister au climat, comme plein d'autres à qui ça arrivait.

    Peu importe s'il est question de violence sexuelle ou non, ce serait positif que ce billet permette à plusieurs de parler de leurs expériences personnelles - et d'en tirer des leçons sur le plan psycho-socio-politique. Quand on dialogue, on finit par faire des liens avec d'autre chose.

    RépondreSupprimer