jeudi 31 janvier 2013

Anars et Black Bloc en Égypte

Les libertaires de 2011

J'ai toujours été pessimiste face à l'impact de l'anarchisme en Égypte. Pendant que les révolutionnaires chaviraient le gouvernement de Moubarak, parfois en criant des hymnes à leur dieu, je ne voyais pas un avenir en couleurs pour les petits groupes nouvellement formés, comme Black Flag et le Libertarian Socialist Movement. Les gouvernements Moubarak et ensuite militaire ont été prompts à dénoncer les militant-e-s anarchistes, les poursuivre, les stigmatiser...

Malheureusement, comme mon arabe est particulièrement faible, il est difficile pour moi de connaître l'étendue de ce phénomène a posteriori.

Mais le fait est que je suis passablement certain que les anars de la première phase de la « révolution » n'étaient pas une menace aussi sérieuse que le prétendaient les autorités. Plutôt menacé-e-s que menaçant-e-s, les anars égyptien-ne-s.

Pourtant, on se souvient des impressions qui nous venaient d'Égypte à partir janvier 2011: celle d'une « révolution » sans chefs, avec des quartiers auto-organisés, des assemblées populaires, des grèves et la fondation de syndicats. Rien pour calmer les anars d'Égypte ou d'ailleurs!

La « révolution »

Je n'ai pas cru à l'anarchisme en Égypte pour plusieurs raisons. Comme tout le monde, bien entendu, j'ai tout d'abord été enthousiasmé par l'organisation autonome des révolutionnaires. Je me suis dit que malgré le conservatisme et le conformisme, malgré le patriotisme maladif et la tendance de la population à suivre des chefs charismatiques, le désir de désordre organique et de défi peut gagner sur la servilité. Mais ça, c'était au début. Quand le mouvement s'est répandu, je me suis bien rendu compte, malgré l'aveuglement volontaire des experts d'ici, que la « révolution » tournait au religieux. Des leaders ont gagné en popularité: assez rarement des laïcs[1]. Et rapidement, c'est la prière du vendredi qui permit d'assembler le plus de monde. On l'imagine plutôt mal ici, mais au Caire, on n'entendait alors pas que le chant du muezzin (qui n'est d'ailleurs pas aussi insupportable qu'on le prétend souvent, quand bien sûr on n'habite pas juste à côté d'un crachoir) mais un sermon en entier, diffusé par les mêmes haut-parleurs. Non pas l'habituel concert de chants mais une seule voix, sévère et agressive, et des millions de Cairotes qui se prosternent.

Et vous vous souvenez des masses qui manifestaient à Tahrir? Je me rappelle d'une discussion d'experts prétendant que la « révolution » égyptienne ne serait pas religieuse. Tout ça sous le hurlement uniforme de la foule: « Dieu est grand! Dieu est grand! »

En 1789, les révolutionnaires français ont détruit la religion, cassé la Sainte-Ampoule, renié le Pape. En 1936, les révolutionnaires espagnols ont brûlé les églises en riant. Mais dans l'Égypte de 2011?

Le fait est, aussi, que les femmes ont participé à cette révolution et qu'elles ont tout perdu en quelques mois. À ce titre, les officiels du gouvernement militaire n'ont pas vraiment mieux fait que les Frères Musulmans, violant des manifestant-e-s, leur imposant des « tests de virginité » et les accusant pratiquement d'être des dévergondées qui « couchaient dans les mêmes tentes que les hommes sur Tahrir ». Oh, quel scandale.

En résumé: il y a eu peu d'espoir pour la liberté. Le problème venait bien plus de la servilité que des autorités. Et ce fait a été confirmé par la victoire écrasante des Frères Musulmans, surpassant... le candidat de l'ancien régime au sprint final.

Tout n'est pas noir.

Depuis quelques jours, une nouvelle force terrifie tous les autoritaires d'Égypte: des black blocs fleurissent partout, protègent les foules contre les agressions des fanatiques et de la police, et attaquent eux-mêmes les institutions oppressives. Au départ, comme les sources étaient uniquement internes au mouvement anarchiste international, je n'y ai pas vraiment cru. On voyait quelques photos de manifestant-e-s masqués, avec une légende qui disait « Black Bloc ». C'était peu convaincant. Ensuite, quelques observations plus consistantes, mais toujours à l'intérieur du milieu anarchiste. Je me suis dit que ce devait être un fait anecdotique.

Puis, ça a débordé dans les médias sociaux, puis dans les médias de masse, qui ne peuvent plus ignorer le phénomène, même le New York Times. Les critiques sont souvent acerbes, chez les Égyptien-ne-s comme chez les étrangers/ères. Sans surprises, beaucoup de démocrates croient que ces révolutionnaires radicaux ne font que mettre le trouble et risquent de servir, au bout du compte, la répression par le régime. On parle aussi d'immaturité politique.

Mais une des pages Facebook du Black Bloc d'Égypte a 36 000 likes. Ce n'est peut-être pas grand-chose dans un pays de 82 millions d'habitant-e-s, mais il faut rappeler que le taux d'alphabétisation est bas, et le nombre de connexions à Internet aussi. Il est difficile d'évaluer l'ampleur du phénomène, mais selon un journaliste de Al-Ahram, complètement dépassé par les évènements: « Pour faire face à ces attaques imprévisibles, le comité de la sécurité nationale de la Chambre basse a organisé une réunion d’urgence. Il s’agissait pour eux de comprendre le danger que représente les Black Block pour mieux les combattre. »

Rappelons que des contestataires ont attaqué, dernièrement, des commissariats, plusieurs bureaux appartenant aux Frères Musulmans, et même le Palais présidentiel, déclenchant de multiples incendies.

Sont-ce vraiment des anars?

C'est la première question que je me suis posée. La rhétorique est semblable. Les slogans sont souvent libertaires. Des photos les montrent parfois avec des drapeaux noirs avec un A cerclé[2]. Il y a une connexion directe dans les tactiques, le discours, etc. Cependant, tout cela cohabite avec la présence, un peu partout, du drapeau égyptien. Et certaines déclarations suggèrent qu'illes ne s'attaquent pas directement à l'État, mais seulement aux Frères Musulmans. Il est encore possible que plusieurs participant-e-s aux Black Blocs n'adhèrent pas à tous les principes de l'anarchisme.

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[1] Il y a aussi eu quelques libéraux, comme El-Baradei, le favori des journaux de l'Occident.

[2] Notez que les islamistes égyptiens s'affichent aussi, assez souvent, avec des drapeaux sur lesquels la couleur noire est dominante. Aussi, la mention est importante.

4 commentaires:

  1. Dans un tel contexte, l'utilisation de la violence est un devoir.

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  2. Des Anarchiste qui font des prières...
    https://www.youtube.com/watch?v=J5RO0R2wWO8&feature=youtu.be

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  3. Un spectacle navrant. J'espère qu'il ne s'agit là que d'une exception, mais franchement, je ne suis pas optimiste. Les jeunes révolutionnaires sont en général des «libéraux», pas des anarchistes. Que le BB ait émergé parmi eux et pas parmi une légion d'anarchistes, ce ne serait pas étonnant.

    Vous voyez, on ne sort jamais de la religion en Égypte.

    D'un autre côté, même ici, même en Allemagne, même en G-B, il n'y a pas que des anars qui s'habillent en noir et qui ont cette tactique.

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