mardi 30 juillet 2013

Cher M. Paquet: ta yeule.

Voici une nouvelle lettre d'insultes. Cette fois-ci, j'ai pris acte du débat entre certain-e-s intellectuel-le-s en relevant encore le niveau littéraire. C'est comme du Bourdieu en plus moche : j'aime ça.

Cette lettre concerne les propos dégueulasses de Martin Paquet vis-à-vis des itinérant-e-s. Mais je l'ai pas encore envoyée, parce que j'ai peur qu'il me poursuive pour agression.

« Cher M. Paquet,

j'ai écouté deux segments du « 2 à 4 » concernant le problème de l'itinérance à Montréal. Ma première réaction fut la recherche de second degré dans chacune de vos déclarations.

Mais après une évaluation globale de votre degré d'intelligence, j'ai estimé que la notion même d'ironie est sans doute trop complexe pour les capacités de votre esprit, habitué à l'humour gras, aux faux syllogismes, à l'extrapolation et à la propagande haineuse. Des procédés auxquels, je le crois, votre cerveau de plante verte se livre en partie inconsciemment, par une sorte d'instinct contre-nature. À la manière d'un rat attiré par le poison à rats, le mensonge et l'exagération vous font saliver sans que vous ne puissiez rien y faire.

C'est donc l'indifférence face à votre existence qui a rapidement pris le pas sur la curiosité. Mais de nouveaux éléments me sont venus en tête au cours des dernières heures. En effet, je me rends compte que votre émission est en voie de devenir petit à petit un laboratoire miniature de la renaissance du totalitarisme au Québec. Elle représente une sorte de microcosme de l'imaginaire, nourri par votre fiction paranoïaque et intolérante. Cela m'amène à vous parler des théories de Hannah Arendt sur la banalité du mal, qui sont revenues à la mode grâce au récent film de Von Trotta sur le Procès Eichmann. Arendt décrivait ce criminel nazi, en résumé, comme une personne incapable de penser et voyait dans sa médiocrité la raison pour laquelle il avait commis des actes abominables. De même, vous vous êtes réifié vous-même, c'est-à-dire que vous avez fait de vous votre propre outil, et débitez maintenant, à la manière d'un automate, des grossièretés convenues et formatées. Vous n'êtes au bout du compte pas un génie du mal, mais un être-machine. Et le processus qui vous a amené jusqu'à cet état est fascinant.

Maintenant, je ferais volontiers une recherche exhaustive sur votre cas, mais après seulement deux heures d'examen, j'ai ressenti une douleur vive juste au-dessus de ma tempe droite, signe sans doute que le volume de mon cerveau se contracte à votre écoute. Je fais donc face à un dilemme : dois-je risquer la lobotomie intellectuelle au seul bénéfice de la science? Ne serait-ce pas plutôt vous qui en mériteriez une? Peut-être, paradoxalement, qu'une telle opération vous stimulerait en retirant la partie moisie.

Ces constatations m'amènent par ailleurs à me poser une question plus fondamentale : mon vomi est-il moins dégueulasse que vos propos?

Reste la pertinence de cette lettre. Pourquoi perdre mon temps, en effet, avec ce courriel. Vous faire part de mes questionnements pourrait avoir l'air de mettre en péril l'expérience. A contrario, je vous assure qu'elle en fait totalement partie. C'est une sorte de sonde, semblable à Mars Polar Lander ou Phoenix. Celles-ci tentaient de déterminer s'il y avait sur la planète rouge présence d'eau ou non.

Donc je vous pose la question : votre boîte crânienne est-elle essentiellement formée d'eau? Ou au contraire, le réseau de vos cinq neurones forme-t-il une structure à la texture semblable au raisin sec?

***

Il est tout à fait normal pour vous de n'avoir rien compris à ma lettre. Vous n'êtes pas le premier être binaire à lire difficilement les mots contenant plus de deux syllabes.

Je vous résume donc l'essentiel pour que vous éviter toute confusion : ceci était une lettre d'insultes tournant autour de votre imbécillité.

Bien à vous,

c'est signé.»

Un ancien flic fait de l'agitation haineuse à Choi Radio-X.

Je ne pense pas que ça surprendra beaucoup de monde, mais les propos haineux et violents se poursuivent à Radio-X, plus que jamais. Dans le cas qui nous intéresse, Martin Paquet, ancien policier devenu animateur-poubelle à Montréal et son collègue s'amusent à parler contre les itinérant-e-s. Malgré qu'il est modéré par son co-animateur, Paquet en vient même à souhaiter la mort d'itinérant-e-s et à insister sur le fait qu'il n'exagère pas.

Paquet, qui avait apparemment l'habitude de « faire des filatures » quand il était encore en service, dit s'être fait « agresser » par des itinérant-e-s à plusieurs reprises sur le Plateau. Ce qu'il entend par là: il s'est fait aborder par des itinérant-e-s qui voulaient de l'argent: « Moi là quand je marche, pis qu'il y a un estie de sale qui pue la marde qui s'est pas lavé depuis je sais pas combien de temps [...] »

Il raconte ensuite que deux itinérant-e-s sont entré-e-s en conflit pour des raisons apparemment territoriales. Sa réaction:

« La bataille va pogner ça va être le fun, peut-être que les deux vont se péter la tête sur le trottoir pis on va s'en débarrasser, on va en avoir deux de moins dans'à ville. »

Il en profite pour exagérer grossièrement le problème:

« À Montréal, astie, on peut pas marcher nulle part sans se faire écoeurer par ces gars-là. »

Sans surprise, par la suite, il appelle à la répression policière contre les mendiant-e-s et les Squeegees. 

Et dire qu'après ça, à la moindre dénonciation, ça part en poursuites judiciaires et les opposant-e-s doivent jusqu'à organiser des spectacles pour financer la défense des accusé-e-s. Une manne pour les avocat-e-s, dommage que Denis Poitras puisse pas en profiter.

Cet épisode odieux nous rappelle aussi dans quel genre de climat intellectuel peut avoir évolué cet ex-flic ordinaire. Quand un porc assassine un-e pauvre et se fait traiter ensuite pour choc nerveux, combien parmi ses collègues se félicitent en privé du fait qu'il y a un crotté de moins à Montréal?

samedi 6 juillet 2013

Oui, c'est un coup d'État.

Beaucoup d'Égyptien-ne-s, d'expatrié-e-s haïssant Morsi et de simples observateurs/trices, sont choqué-e-s par la réaction par les chefs d'État des démocraties libérales, qui ne voient pas d'un très bon oeil le renversement des Frères musulmans en Égypte, et de plusieurs politologues et éditorialistes, qui utilisent sans ménagement l'expression «Coup d'État» en le condamnant sauvagement.

Je ne vais envoyer que deux liens. L'un est un court texte sur Facebook, et l'autre une interview sur lemonde.fr, mais ils sont selon moi relativement représentatifs. En gros, on argue que d'avoir chaviré les Islamistes, ce n'était pas un coup d'État, mais une (deuxième) révolution; qu'on passe totalement outre le rôle de la population dans toute cette histoire.

La mobilisation menée par Tamarod fut effectivement formidable, et la légitimité de la contestation a en quelque sorte dépassé la légitimité du gouvernement lui-même, à la suite de la remise d'une pétition de 22 millions de noms et de toutes les manifestations monstres. Du moins, en théorie. Car la légitimité est une chose complexe.

Et c'est cette légitimité qui est remise en cause par cette suite d'évènements. Pas étonnant tout d'abord qu'une forte minorité de parlementaristes et électoralistes d'Occident soient choqué-e-s par ce coup d'État. Rappelons que selon eux, les Égyptien-ne-s de (l'ancienne) opposition ont en quelque sorte rejeté les résultats d'une élection démocratique comme il s'en fait partout en Occident. C'est aussi la défense utilisée par de nombreux/euses partisan-e-s des Frères musulmans.

J'ai dit à quelques reprises, je pense (dans, malheureusement, des billets qui ont disparu), que l'Égypte avait à nous en apprendre sur nous-mêmes[1].

Le réflexe des électoralistes a été très vif: si on sanctionne un tel coup d'État dans un pays «émergent», sous prétexte que le gouvernement élu ne respecte pas ses promesses, ou prend des allures d'un régime autoritaire, il faut éviter de faire deux poids, deux mesures. Qu'en est-il effectivement du gouvernement américain, qui espionne ses citoyen-ne-s, et tente de faire rôtir toute personne (je pense notamment à Snowden et Manning) qui libère des informations critiques sur lui? Qu'en est-il de nos propres gouvernements corrompus, qui donnent presque l'impression de violer quotidiennement les lois électorales, qui bâillonnent les journalistes, scientifiques, archivistes, qui détruisent graduellement notre filet social et notre environnement?

Mais qui irait dire qu'il serait légitime, pour l'armée canadienne, de remplacer Stephen Harper par Justin Trudeau, moins de 72 heures après une manif qui serait plus grosse que les autres, et d'en profiter pour mettre aux arrêts la moitié du gouvernement?

Rapport de force

Les défenseur-e-s du coup d'État affirment que les élections qui ont mené Morsi au pouvoir étaient de toute façon truquées. Les arguments utilisés sont divers: les Frères musulmans auraient acheté les votes des plus pauvres et profité de leur analphabétisme, il y aurait eu 12 millions de faux bulletins (un peu comme en Bulgarie, tiens), de l'intimidation devant les bureaux de vote, etc. Ces informations sont fragmentaires et je ne peux garantir leur totale véracité, la démagogie étant fort à la mode dans ce genre de contexte. Mais c'est tout à fait possible.

Cela dit, souvenons-nous qu'un rapport de force est aussi l'apanage des élections libres en Occident. Qui ne se souvient pas de la défaite d'Al Gore aux mains des Républicains? Et qui ne se souvient pas de la tentative de putsch démocratique de Stéphane Dion, qui a, avec sa coalition, presque réussi à renverser le gouvernement minoritaire de Harper en décembre 2008? Cette mini-crise[2] de légitimité a été réglée par le rapport de force supérieur du premier ministre, beaucoup plus que par le respect le plus strict de la loi et de la démocratie. Harper avait alors utilisé la peur des séparatistes afin de justifier son refus de laisser l'opposition (pourtant majoritaire) de prendre la relève. Et que dire du récent échec de la loi antiavortement au Texas? Les progressistes ont tout simplement réduit à néant la «démocratie» texane grâce à leur rapport de force (physique!) supérieur.

La démagogie, le mensonge, les manipulations diverses, les dépenses illégales, la corruption et les actions de perturbation caractérisent autant la démocratie naissante de l'Égypte que nos propres régimes occidentaux. Je poserais donc cette question aux partisan-e-s du pustch militaire: pourquoi? Pourquoi Morsi et pas Obama, ou Nieto? Les pro-putsch auraient-illes aussi appuyé les militaires du Mexique, si ceux-ci avaient décidé de chavirer l'actuel président, lui aussi contesté dans le cadre de manifs historiques? Que pensent-illes du Coup d'État de 2009 au Honduras, qui était plus que légal et avait été validé le jour même par les tribunaux?

En ce qui concerne les pro-Morsi d'Occident, dont je peine à comprendre la mentalité, je me demande où illes étaient en 2002, quand Chavez, lui aussi un leader autoritaire et épeurant, mais démocratiquement élu, a été temporairement renversé dans le cadre d'un putsch.

Une différence entre révolution et coup d'État?

Wikipédia, de manière assez idéaliste, dit ceci: «On le distingue [le coup d'État] d'une révolution en ce que celle-ci est populaire». C'est je crois, en effet, une excellente définition de ce que l'on perçoit avec beaucoup de romantisme comme une révolution: un mouvement guidé par une sorte de conscience collective et une population qui agit comme un bloc monolithique. Plusieurs des Égyptien-ne-s eux-mêmes parlent d'une "seconde" révolution: comme si une révolution se résumait au transfert du pouvoir d'un parti à un autre! La révolution me semble au contraire être un continuum plus long, qu'elle soit «par étapes» ou permanente, selon l'expression marxiste. À l'intérieur de cette révolution, eh bien, il peut y avoir des coups d'État. Les révolutions sont rarement légales! Il peut aussi ne pas y en avoir de coup d'État, par exemple quand le chef du régime déchu fuit sans avertissement dans un autre pays et que les révolutionnaires ne font que combler le vide. Ou encore, quand les opposant-e-s combattent longuement les forces armées et finissent par encercler le bunker présidentiel, avant de liquider le tyran après un siège sanglant.

Quand le leader refuse de démissionner, il n'y a pas de scénario à l'eau de rose. Là-dessus, les opposant-e-s et les partisan-e-s de Morsi devraient s'ouvrir les yeux. Oui, ce fut un coup d'État. Mais non, en comparaison de ce qui se passe ailleurs, ce n'est pas un scandale absolu: les gens qui souhaitent exercer le pouvoir ne respectent les lois que quand ça les arrange, et la légitimité s'assoie en général finalement sur un rapport de force brute, dans laquelle la légalité et les tribunaux ne sont que des éléments. Ceux-ci sont d'ailleurs la plupart du temps moins importants que le nombre de fusils, quand il se trouve que les citoyen-ne-s ont perdu leurs illusions.

Conclusion

El-Baradei, le chouchou de tout le monde, et qui a refusé l'an dernier de participer aux élections, la qualifiant de mise en scène, vient d'être nommé premier ministre de l'Égypte. Nommé, pas élu. Et dans un contexte où la constitution est suspendue, par ailleurs. C'est un revirement inattendu.

Maintenant, il est une des personnalités les plus majeures du gouvernement, un gouvernement intérimaire destiné à renverser la tyrannie naissante, mais qui massacre les manifestant-e-s dans les rues (37 morts en 24 heures, minimum). Les pro-Morsi sont bien entendu de drôles d'oiseaux, mais la solution apportée par les militaires - l'arrestation de centaines de membres du parti et du Président au départ[3], et maintenant l'assassinat de manifestant-e-s, pacifiques ou pas - reste tout de même d'une grande brutalité.

Il est étonnant que dans ce contexte intellectuel, tous et toutes frappent le mur de la «démocratie». Les pro-Morsi disent la défendre. Les anti-Morsi la disent mise en péril. On compare le président déchu à Hitler, lui aussi élu «démocratiquement», et on prétend défendre la souveraineté du Peuple. Sans se rendre compte qu'il y a peut-être quelque chose qui cloche avec cette hostie de démocratie, et que c'est peut-être pour cela que l'Égypte continue de brûler.

La démocratie telle que comprise dans nos institutions nationales, ce n'est pas le règne d'un peuple solidaire, bienveillant et unifié sur l'État. C'est consentir à la loi du plus grand nombre. Et c'est un consentement forcé, contre lequel il n'existe aucune espèce de dissociation possible. D'où la nécessité absolue de défendre nos libertés au-delà de ce que peut penser le nombre le plus puissant, qu'il représente 10, 34 ou 99,9% de la population totale.

Les défenseurs/eures de la démocratie, pro et anti Morsi, peuvent bien être perplexes: la situation actuelle montre bien les failles de leur système, qui donne deux choix aux Égyptien-ne-s: un régime élu et dictatorial ou un régime modéré et illégitime. Il ne faut cependant pas croire que les habitant-e-s de la rive du Nil sont tous des naïfs/ives. Beaucoup d'entre eux s'interrogent sérieusement et arrivent à des constats bien plus pertinents que ce qu'on peut en dire à partir de l'extérieur.

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[1]Je vais prendre un exemple concret qui va me servir d'analogie. Un jour, alors que je prenais un minibus avec des collègues, nous sommes passé-e-s devant une charrette tirée par un âne d'une maigreur inquiétante. La réaction fut immédiate: « Regardez comment ils traitent les animaux ici. C'est désolant. » J'ai alors demandé à l'auteur du commentaire s'il mangeait de la viande, dans son propre pays. Il n'était pas idiot, il connaissait le sort cruel réservé aux animaux d'abattage en Amérique du Nord. Il a admis que les choses n'étaient finalement pas si différentes. Les Égyptien-ne-s ne sont pas plus barbares que nous.
[2] C'était tellement extraordinaire comme moment. Il y avait tellement personne dans les manifs.
[3] Ça ne me dérange pas qu'ils aillent en prison, mais les militaires devraient aussi songer à s'arrêter eux-mêmes.

mercredi 3 juillet 2013

Pourquoi je déteste certaines émissions historiques à Radio-Canada.

Au risque de paraître snob et d'en choquer plusieurs, je dois avouer que j'évite généralement les émissions de radio traitant spécifiquement de sujets historiques et anthropologiques au Québec. Plus particulièrement, j'évite les émissions de Serge Bouchard: ce n'est pas un secret, je l'ai dit il y a plusieurs mois. J'avais promis de consacrer un billet sur le sujet - on me l'a par la suite rappelé à plusieurs reprises. Comme il est malheureusement difficile de naviguer à travers les sources radiophoniques, je n'ai pas encore pu produire de recherche exhaustive. En revanche, à l'aide de plusieurs exemples et d'une comparaison avec d'autres types de podcasts, je souhaite pouvoir montrer les failles importantes dans la réalisation de ces émissions radio-canadiennes.

Le mythe de l'historien et du vieux sage au Québec

Nous avons, au Québec, une indécrottable tendance à détester les intellectuel-le-s, et de leur préférer quelques figures de grands sages âgés. Parmi eux, bien entendu, quelques historiens et anthropologues (et quelquefois sociologues) ont une place de choix, mais ils ne sont pas seuls. Pensons seulement à Jacques Languirand et Hubert Reeves, dont la crédibilité dépasse largement leurs sphères de compétences. Ils sont philosophes, observateurs, analystes, des hommes érudits qui sont écoutés quand ils sonnent l'alarme sur un phénomène inquiétant. Ils peuvent dire n'importe quelle connerie, les gens les écoutent avec un air imbécile et rempli d'admiration béate.

Il me semble parfois qu'on fait assez peu de place, ici, à d'autres personnes que ce type de sages à la science infuse et à l'expérience centenaire. Ce que nous appelons souvent (et peut-être à tort) l'élite intellectuelle, au Québec, est une gérontocratie masculine. Personne n'est écouté de la même façon que ceux-là, personne ne peut se donner le droit de dire comme eux des monologues de plusieurs heures à la radio et de renouveler l'expérience à chaque semaine (mis à part les animateurs de la radio-poubelle). Et l'avenir ne promet pas de changements brusques. Serge Bouchard et André Champagne seront assurément un jour remplacés par Mathieu Bock-Côté, Éric Bédard et compagnie. Sans surprise, et malgré l'abondance de femmes sociologues et d'historiennes d'un grand talent, c'est le même type d'hommes bien conformes et souvent conservateurs qui formeront les bases de l'establishment. Les femmes de radio sont plutôt reléguées au rôle d'intervieweuses - elles ont du pouvoir mais pas d'autorité. Elles posent des questions mais ne possèdent pas de réponses.

En bref: pas de place, à la radio, pour l'histoire culturelle et sociale, ni pour les femmes « sages », ni vraiment pour les idées jeunes.

Serge Bouchard et l'histoire à Radio-Can

Serge Bouchard fait partie du groupe d'hommes à la crédibilité immortelle. Loin des chantiers de recherche et des laboratoires, loin du terrain, il peut se permettre de déballer l'histoire de ce que lui et ses recherchistes jugent important. Il est extrêmement rare que son émission soit motivée par la publication récente d'études - ou quand ça arrive, il le mentionne peu ou pas - et il est impossible de savoir si son émission n'est que le pâle résumé d'une seule source: la plupart du temps, il ne fait que parler d'un sujet sans s'arrêter, ne donnant la parole à presque personne. Dans «les Remarquables oublié-e-s», les invité-e-s sont rares, les citations d'auteur-e-s aussi. Il faut souvent se fier à la seule autorité de Serge Bouchard, à son savoir encyclopédique et surtout à ses choix parfois douteux en matière de références. Le fait est: Bouchard ne sait pas tout. On ne peut être spécialiste (et c'est le cas en histoire comme ailleurs) de tous les personnages, de tous les thèmes. Bouchard en donne pourtant l'impression.

Mais quand on est payé-e grassement, quand on a une équipe de recherchistes avec nous, il est essentiel de lire beaucoup, et surtout de lire des articles et livres diversifiés. Or, dans les bibliographies fournies sur le site de les Remarquables Oubliés, non seulement on rencontre un nombre anormalement élevé de trucs écrits par Denis Vaugeois, mais la plupart des références sont datées ou de mauvaise qualité. Plusieurs liens sont maintenant brisés (ce ne serait pas le cas si les sites vers lesquels menaient les liens étaient scientifiques) et se limitent à des synthèses minables, parfois produites par des non-scientifiques souvent très biaisé-e-s[1]. Ce genre de bibliographies, dont les références sont d'ailleurs souvent partielles (pas de nombre de pages, souvent pas de date de publication, ou pas de nom d'édition) n'est même pas digne d'un travail de première année de cégep.

Prenons l'exemple de Sacajawea. N'importe quel-le chercheur-e en histoire, si on lui donnait le mandat de faire une recherche rapide sur elle, aurait le réflexe de consulter immédiatement deux moteurs de recherche: celui de sa bibliothèque universitaire et un autre, plus direct, menant vers des articles numérisés et disponibles en ligne. En quelques minutes, on peut donc trouver des dizaines de titres. Par exemple, avec Jstor et le site de la bibliothèque de l'UQAM. On peut se rendre compte qu'il s'est écrit des choses bien plus récentes sur Sacajawea et son contexte que les livres de Denfenbach (1929) et de Herbard (1933).  J'en profite pour vous faire remarquer que le nombre incroyable de références montre assez bien que Sacajawea ne fait pas partie des « oubliées » dans la tête de tout le monde, ni Jeanne Mance, à laquelle Serge Bouchard consacre aussi une émission (apparemment un collage de résumés de deux ou trois livres, comme les autres).

Serge Bouchard ne joue pas le rôle qu'il se donne dans cette émission, celui d'une espèce de justicier de l'histoire qui en montre « l'envers ». Il fait comme on a toujours fait pour soi-disant élever le public à l'amour de la Nation: des biographies clinquantes et criardes d'aventuriers/ères, avec en prime un générique tout droit sorti d'un film de Ridley Scott. Ça fait des années que les historien-ne-s ne font plus ça. L'art de la biographie lui-même ne correspond plus à cela. Vouloir nous faire connaître tous et toutes les héros et héroïnes de la colonisation, d'Étienne Brûlé à Marie-Josèphe-Angélique, c'était à la mode dans les manuels scolaires... des années cinquante, dans lesquels on passait plus de pages à montrer les exploits formidables de Dollar-des-Ormeaux que de parler de l'industrialisation ou de mouvements migratoires. C'était des biographies idéalisées, peu critiques, peu analytiques. C'est exactement ce que Serge Bouchard fait dans son émission.

On me dira que c'est une émission de vulgarisation, et que je devrais peut-être faire preuve de compréhension. Mais le fait est: quand on vulgarise la science, ce n'est généralement avec une métho vieille de soixante ans. Les journalistes scientifiques qui essaient d'expliquer l'atome à des non-initié-e-s ne vont en général pas se limiter au modèle de Thomson. Pourquoi? Parce que nous n'en sommes plus là et que tout le monde parle du boson de Higgs depuis des mois. Pourquoi devrait-on tolérer, en sciences sociales, que les vulgarisateurs/trices, de un, passent outre le travail récent des chercheurs/res, mais en plus, accaparent personnellement autant d'attention, se présentant presque comme les seul-e-s interlocuteurs/trices fiables avec qui parler d'anthropo, d'histoire et de socio?

L'autre principale émission de Bouchard, «Les Chemins de travers», m'énerve encore plus, malgré l'absence de plate biographie cette fois. Il passe une heure entière à parler tout seul avant d'interroger finalement des invité-e-s, parfois assez mal choisi-e-s en deuxième heure. Dans son émission sur «le scotch, whisky et cie», à cours d'inspiration musicale - peut-être que les recherchistes devraient fouiller davantage! - il a même eu le front de faire jouer «la Tribu de Dana» et de se plaindre, plus tard, qu'on « ne donne pas assez d'importance à la traite des fourrures dans l'histoire du Canada ».

Sans commentaires.

Les autres

Les autres émissions de radio traitant d'histoire, à la Première Chaîne, sont à peine mieux, excluant les documentaires, qui sont souvent bien réalisés.  «C'est une autre histoire» est aussi nettement supérieure aux autres: Jean-François Nadeau ne fait pas semblant d'être LE spécialiste, il pose des questions à ses invité-e-s, qui sont présenté-e-s comme les interlocuteurs/trices crédibles et qui sont souvent les auteur-e-s des ouvrages dont Serge Bouchard, ailleurs, ne ferait que «s'inspirer».

En revanche, Histoires d'objets est une vraie blague qui traite plus de faits divers que de l'histoire matérielle. C'est tout à fait adapté à la tangente de divertissement que semble prendre SRC depuis un bout de temps[2]. Par ailleurs, la présentation de l'émission, sur le site web, est ridicule. En voici un exemple:

«Un historien dit tout sur la monnaie de carte. »

Ah ouais? Quel historien?

«Un criminologue parle de l'énorme marché des cartes de crédit volées.»

Quel criminoloooooogue?

 L'émission ne manque pourtant pas de nommer les reporters, et toutes leurs activités ludiques:

«Marie-Michèle Giguère suit un cours d'orienteering, un sport très en vogue dans plusieurs parties du monde. Le but : gagner une course en pleine forêt armé simplement d'une boussole et d'une carte géographique.»

Note aux lecteurs/trices intéressé-e-s: quand tu fais une émission de radio, tu nommes tes invité-e-s sur ton site web.

Quant à la première de «C'est toujours la même histoire», ce fut relativement décevant. On a invité les mêmes historiens que d'hab, et on a traité du sujet avec une totale absence de profondeur. Peut-être cependant que ça peut s'améliorer.

Ailleurs

Il y a des podcasts d'historien-ne-s partout dans le monde, mais il est facile de comparer les émissions de SRC avec «Le Salon Noir», «La Fabrique de l'histoire» et «Les lundis de l'histoire» à France Culture.  Une émission plus vulgarisée est également diffusée à France Inter. Dans tous les cas, l'accent est mis sur l'invité-e, même quand l'animateur (c'est généralement un homme) est un monument vivant comme Jacques le Goff. Même quand le sujet touche directement à l'époque étudiée par l'animateur. Les sujets d'émissions touchent aux recherches actuelles. Les interlocuteurs/trices (et des femmes invitées, il y en a beaucoup cette fois) sont des spécialistes du sujet traité. Toujours. On peut penser que cela peut amener des complications: en effet, ne parler que de recherches actuelles suppose qu'on limite le nombre de thématiques. Pourtant, les émissions susnommées traitent de toutes les époques, de toutes les régions du monde. On n'y retrouve pas la même étroitesse d'esprit qu'à Radio-Can, où l'accent est mis presque uniquement sur l'histoire du Québec/Canada.

Avec le nombre de profs d'histoire, au Québec, et de thésards/ardes provenant de tous les champs, il serait possible de nous payer des émissions d'histoire rigoureuses, intéressantes et au contenu diversifié, qui ne mettent pas en vedette qu'un seul et unique vieux raconteur adoptant toujours la même et plate approche.

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[1] Dont un lien par exemple vers nul autre que l'Autjournal!
[2] Message aux décideurs/euses de Radio-Can: vos niaiseries sont aussi divertissantes que des jokes de pets.