jeudi 30 janvier 2014

Dieudonné, le Québec et le nationalisme

Je réponds avec un certain retard aux lambeaux de controverse sur Dieudonné qui ont atteint le Québec dernièrement. Je crois que ce sujet exige davantage d'éclaircissements. Il y a un mois, Pascal Léveillé écrivait un article défendant l'humoriste dans un article qui faisait foi d'une très grande naïveté. Je ne sais pas s'il est revenu sur sa position depuis, mais cette tendance ne s'est pas nécessairement inversée ailleurs sur le web.

Il faut bien admettre qu'au Québec, on ne baigne pas dans la même actualité qu'en France. Tout ce qui filtre des vieux continents est imparfait et incomplet. Par exemple, les nouvelles venues d'Égypte ont toujours été fragmentaires. On a plus ou moins volontairement caché l'importance de la religion lors de la « révolution » de 2011, on a sous-estimé la radicalité des Frères Musulmans et l'influence de l'armée, avec les résultats qu'on connaît aujourd'hui: une ignorance crasse des mécanismes des luttes de pouvoir, des forces en présence et une idéalisation des contestations partout à travers le monde (sauf chez nous). Idem pour l'Ukraine.

De plus, il y a une importante composante ignorée dans les analyses journalistiques (citoyennes ou pas): c'est le nationalisme. Le nationalisme va tellement de soi au Québec (tout le monde ou presque se targue d'en être) qu'il est devenu impossible à beaucoup de penser à l'extérieur du paradigme, de la même manière qu'il est difficilement envisageable à d'autres de réfléchir sur les élections, l'identité sexuelle et autres dogmes profondément enfoncés dans leur cerveau.

Deux amis de Dieudonné dont on parle peu au Québec

Et on ne peut comprendre la portée du discours de Dieudonné sans connaître le nationalisme français, son histoire et surtout son actualité. Au Québec, tout le monde connaît plus ou moins Dieudonné. Il est ce vague humoriste de talent qui est venu en tournée et surtout à Tout le Monde en Parle il y a quelques années. Beaucoup ont aussi entendu parler des liens de Dieudonné avec Le Pen et Faurisson (le négationniste). Mais personne ou presque ne connaît Alain Soral, cet intellectuel d'extrême-droite étrangement visible en France, qui a entre autres appuyé les manifestations étudiantes de 2012 au nom d'une sorte de « pan-francisme » et de la bonne vieille race française « virile », prétendûment conservée dans un Québec idéalisé et pur de toute contamination raciale[1].

Personne ne connaît non plus Serge Ayoub, dont j'ai parlé à quelques reprises par le passé. Ce skinhead néonazi authentique a défrayé la manchette en France il y a environ six mois après avoir commenté l'affaire Clément Méric, un militant antifasciste français assassiné l'an dernier lors d'une rixe.

Serge Ayoub a été l'invité d'ultranationalistes québécois à l'automne 2011. Sa venue a été marquée par un contexte d'affrontements avec des militant-e-s antiracistes et antifascistes.

Ce ne sont que deux personnages obscurs. Mais ils figurent parmi les individus que Dieudonné fréquente. Il ne s'agit pas d'une bête et vague parenté. Ils ne font pas que se croiser de temps en temps dans des colloques. Après l'affaire Méric, Dieudonné a donné une très longue entrevue à Ayoub, dans laquelle il s'est montré absolument complaisant envers ses idées nauséabondes.

Quant à Alain Soral, c'est un grand pote de Dieudonné. Ils se retrouvent régulièrement à la même table pour discuter de la question juive. Élaborer davantage sur leur relation me semble inutile.

On peut bien prétendre que Dieudonné a approché Le Pen et Faurisson par esprit de provocation. Mais qu'en est-il de ces deux-là, dont il embrasse largement les propos et l'idéologie? Passe-t-il une entrevue complaisante à un facho par pure provocation? Juste pour le lulz? Et qu'en est-il autrement de sa fameuse liste antisioniste?

La quenelle

Isoler le geste de la « quenelle », se demander si c'est un geste antisémite ou s'il est simplement « antisystème », c'est un peu futile. Le fameux salut hitlérien est-il lui-même un signe fondamentalement antisémite? Ou n'est-ce pas sa signification historique qui le rend antisémite? Il en va de même pour la « quenelle ». Qu'il soit fait devant des synagogues ou devant une banque, cela ne change rien au fait qu'il a été créé dans un contexte particulier et qu'il est popularisé et adopté par l'extrême-droite, aussi complexe et variée soit-elle[2].

L'aveuglement nationaliste

Des indépendantistes du Québec arrivent souvent difficilement à tracer une ligne entre eux et les fachos. Par exemple, Loco Locass est déjà stupidement monté sur scène avec Fleurdelix et les Affreux Gaulois, reconnu pour ses tendances fascistes. Plusieurs sont plus clairvoyant-e-s, heureusement, et ont compris que certaines personnes ou groupes font de très mauvais alliés.

Pascal Léveillé, dans ses textes sur la charte de la laïcité, attaquait les « inclusif/ives », prétendant que ceux-ci étaient la naïveté incarnée et qu'illes s'acoquinaient avec des fondamentalistes pour mieux défendre une vision rose-bonbon de notre société. C'est une critique qu'on peut faire, effectivement, à de nombreuses personnes, sans tomber comme Pascal le fait dans la caricature et les généralisations. Mais qu'en est-il des pro-charte et des pro-Dieudonné qui s'acoquinent avec des racistes, simplement parce qu'illes sont trop naïfs/ives pour déchiffrer la haine et la paranoïa dans le propos de certain-e-s? On ne peut pas mettre tout le monde dans la même boîte sans risquer de se faire servir la même médecine.

Le nationalisme est un puissant hallucinogène. Dans les situations extrêmes, une personne modérée peut être tentée de souscrire à une solution plus radicale, en admettant qu'elle s'inscrive sur une ligne idéologique en apparence cohérente. En ce sens, le nationalisme peut venir à bout de l'esprit critique le plus aiguisé (même celui de Lise Payette). Il massacre les pensées rationnelles bien mieux que l'humanisme hippie des « citoyen-ne-s du monde ». Peut-être parce qu'il carbure à l'ignorance et à la haine. Mais surtout à cause de la peur: celle de perdre quelque chose d'intangible face à une menace invisible. Quand Dieudonné et Soral parlent de leur complot sioniste, ce sont les mêmes cordes psychotropes qu'ils actionnent. Et les marionnettes se mettent alors à danser.

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[1] Une idée courante chez l'extrême-droite française.
[2] Il peut exister une confusion - et parfois une réelle proximité - entre gauche nationaliste et extrême-droite. Beaucoup servent abondamment de cette confusion pour brouiller les cartes. Il y a beaucoup de nuances entre les deux tendances et plusieurs basculent d'un camp à l'autre. Il ne faut pas s'en étonner. La droite conservatrice fricote aussi souvent avec une forme ou une autre d'extrême-droite. Le centre et les socialistes aussi. C'est comme ça depuis toujours.