samedi 6 juillet 2013

Oui, c'est un coup d'État.

Beaucoup d'Égyptien-ne-s, d'expatrié-e-s haïssant Morsi et de simples observateurs/trices, sont choqué-e-s par la réaction par les chefs d'État des démocraties libérales, qui ne voient pas d'un très bon oeil le renversement des Frères musulmans en Égypte, et de plusieurs politologues et éditorialistes, qui utilisent sans ménagement l'expression «Coup d'État» en le condamnant sauvagement.

Je ne vais envoyer que deux liens. L'un est un court texte sur Facebook, et l'autre une interview sur lemonde.fr, mais ils sont selon moi relativement représentatifs. En gros, on argue que d'avoir chaviré les Islamistes, ce n'était pas un coup d'État, mais une (deuxième) révolution; qu'on passe totalement outre le rôle de la population dans toute cette histoire.

La mobilisation menée par Tamarod fut effectivement formidable, et la légitimité de la contestation a en quelque sorte dépassé la légitimité du gouvernement lui-même, à la suite de la remise d'une pétition de 22 millions de noms et de toutes les manifestations monstres. Du moins, en théorie. Car la légitimité est une chose complexe.

Et c'est cette légitimité qui est remise en cause par cette suite d'évènements. Pas étonnant tout d'abord qu'une forte minorité de parlementaristes et électoralistes d'Occident soient choqué-e-s par ce coup d'État. Rappelons que selon eux, les Égyptien-ne-s de (l'ancienne) opposition ont en quelque sorte rejeté les résultats d'une élection démocratique comme il s'en fait partout en Occident. C'est aussi la défense utilisée par de nombreux/euses partisan-e-s des Frères musulmans.

J'ai dit à quelques reprises, je pense (dans, malheureusement, des billets qui ont disparu), que l'Égypte avait à nous en apprendre sur nous-mêmes[1].

Le réflexe des électoralistes a été très vif: si on sanctionne un tel coup d'État dans un pays «émergent», sous prétexte que le gouvernement élu ne respecte pas ses promesses, ou prend des allures d'un régime autoritaire, il faut éviter de faire deux poids, deux mesures. Qu'en est-il effectivement du gouvernement américain, qui espionne ses citoyen-ne-s, et tente de faire rôtir toute personne (je pense notamment à Snowden et Manning) qui libère des informations critiques sur lui? Qu'en est-il de nos propres gouvernements corrompus, qui donnent presque l'impression de violer quotidiennement les lois électorales, qui bâillonnent les journalistes, scientifiques, archivistes, qui détruisent graduellement notre filet social et notre environnement?

Mais qui irait dire qu'il serait légitime, pour l'armée canadienne, de remplacer Stephen Harper par Justin Trudeau, moins de 72 heures après une manif qui serait plus grosse que les autres, et d'en profiter pour mettre aux arrêts la moitié du gouvernement?

Rapport de force

Les défenseur-e-s du coup d'État affirment que les élections qui ont mené Morsi au pouvoir étaient de toute façon truquées. Les arguments utilisés sont divers: les Frères musulmans auraient acheté les votes des plus pauvres et profité de leur analphabétisme, il y aurait eu 12 millions de faux bulletins (un peu comme en Bulgarie, tiens), de l'intimidation devant les bureaux de vote, etc. Ces informations sont fragmentaires et je ne peux garantir leur totale véracité, la démagogie étant fort à la mode dans ce genre de contexte. Mais c'est tout à fait possible.

Cela dit, souvenons-nous qu'un rapport de force est aussi l'apanage des élections libres en Occident. Qui ne se souvient pas de la défaite d'Al Gore aux mains des Républicains? Et qui ne se souvient pas de la tentative de putsch démocratique de Stéphane Dion, qui a, avec sa coalition, presque réussi à renverser le gouvernement minoritaire de Harper en décembre 2008? Cette mini-crise[2] de légitimité a été réglée par le rapport de force supérieur du premier ministre, beaucoup plus que par le respect le plus strict de la loi et de la démocratie. Harper avait alors utilisé la peur des séparatistes afin de justifier son refus de laisser l'opposition (pourtant majoritaire) de prendre la relève. Et que dire du récent échec de la loi antiavortement au Texas? Les progressistes ont tout simplement réduit à néant la «démocratie» texane grâce à leur rapport de force (physique!) supérieur.

La démagogie, le mensonge, les manipulations diverses, les dépenses illégales, la corruption et les actions de perturbation caractérisent autant la démocratie naissante de l'Égypte que nos propres régimes occidentaux. Je poserais donc cette question aux partisan-e-s du pustch militaire: pourquoi? Pourquoi Morsi et pas Obama, ou Nieto? Les pro-putsch auraient-illes aussi appuyé les militaires du Mexique, si ceux-ci avaient décidé de chavirer l'actuel président, lui aussi contesté dans le cadre de manifs historiques? Que pensent-illes du Coup d'État de 2009 au Honduras, qui était plus que légal et avait été validé le jour même par les tribunaux?

En ce qui concerne les pro-Morsi d'Occident, dont je peine à comprendre la mentalité, je me demande où illes étaient en 2002, quand Chavez, lui aussi un leader autoritaire et épeurant, mais démocratiquement élu, a été temporairement renversé dans le cadre d'un putsch.

Une différence entre révolution et coup d'État?

Wikipédia, de manière assez idéaliste, dit ceci: «On le distingue [le coup d'État] d'une révolution en ce que celle-ci est populaire». C'est je crois, en effet, une excellente définition de ce que l'on perçoit avec beaucoup de romantisme comme une révolution: un mouvement guidé par une sorte de conscience collective et une population qui agit comme un bloc monolithique. Plusieurs des Égyptien-ne-s eux-mêmes parlent d'une "seconde" révolution: comme si une révolution se résumait au transfert du pouvoir d'un parti à un autre! La révolution me semble au contraire être un continuum plus long, qu'elle soit «par étapes» ou permanente, selon l'expression marxiste. À l'intérieur de cette révolution, eh bien, il peut y avoir des coups d'État. Les révolutions sont rarement légales! Il peut aussi ne pas y en avoir de coup d'État, par exemple quand le chef du régime déchu fuit sans avertissement dans un autre pays et que les révolutionnaires ne font que combler le vide. Ou encore, quand les opposant-e-s combattent longuement les forces armées et finissent par encercler le bunker présidentiel, avant de liquider le tyran après un siège sanglant.

Quand le leader refuse de démissionner, il n'y a pas de scénario à l'eau de rose. Là-dessus, les opposant-e-s et les partisan-e-s de Morsi devraient s'ouvrir les yeux. Oui, ce fut un coup d'État. Mais non, en comparaison de ce qui se passe ailleurs, ce n'est pas un scandale absolu: les gens qui souhaitent exercer le pouvoir ne respectent les lois que quand ça les arrange, et la légitimité s'assoie en général finalement sur un rapport de force brute, dans laquelle la légalité et les tribunaux ne sont que des éléments. Ceux-ci sont d'ailleurs la plupart du temps moins importants que le nombre de fusils, quand il se trouve que les citoyen-ne-s ont perdu leurs illusions.

Conclusion

El-Baradei, le chouchou de tout le monde, et qui a refusé l'an dernier de participer aux élections, la qualifiant de mise en scène, vient d'être nommé premier ministre de l'Égypte. Nommé, pas élu. Et dans un contexte où la constitution est suspendue, par ailleurs. C'est un revirement inattendu.

Maintenant, il est une des personnalités les plus majeures du gouvernement, un gouvernement intérimaire destiné à renverser la tyrannie naissante, mais qui massacre les manifestant-e-s dans les rues (37 morts en 24 heures, minimum). Les pro-Morsi sont bien entendu de drôles d'oiseaux, mais la solution apportée par les militaires - l'arrestation de centaines de membres du parti et du Président au départ[3], et maintenant l'assassinat de manifestant-e-s, pacifiques ou pas - reste tout de même d'une grande brutalité.

Il est étonnant que dans ce contexte intellectuel, tous et toutes frappent le mur de la «démocratie». Les pro-Morsi disent la défendre. Les anti-Morsi la disent mise en péril. On compare le président déchu à Hitler, lui aussi élu «démocratiquement», et on prétend défendre la souveraineté du Peuple. Sans se rendre compte qu'il y a peut-être quelque chose qui cloche avec cette hostie de démocratie, et que c'est peut-être pour cela que l'Égypte continue de brûler.

La démocratie telle que comprise dans nos institutions nationales, ce n'est pas le règne d'un peuple solidaire, bienveillant et unifié sur l'État. C'est consentir à la loi du plus grand nombre. Et c'est un consentement forcé, contre lequel il n'existe aucune espèce de dissociation possible. D'où la nécessité absolue de défendre nos libertés au-delà de ce que peut penser le nombre le plus puissant, qu'il représente 10, 34 ou 99,9% de la population totale.

Les défenseurs/eures de la démocratie, pro et anti Morsi, peuvent bien être perplexes: la situation actuelle montre bien les failles de leur système, qui donne deux choix aux Égyptien-ne-s: un régime élu et dictatorial ou un régime modéré et illégitime. Il ne faut cependant pas croire que les habitant-e-s de la rive du Nil sont tous des naïfs/ives. Beaucoup d'entre eux s'interrogent sérieusement et arrivent à des constats bien plus pertinents que ce qu'on peut en dire à partir de l'extérieur.

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[1]Je vais prendre un exemple concret qui va me servir d'analogie. Un jour, alors que je prenais un minibus avec des collègues, nous sommes passé-e-s devant une charrette tirée par un âne d'une maigreur inquiétante. La réaction fut immédiate: « Regardez comment ils traitent les animaux ici. C'est désolant. » J'ai alors demandé à l'auteur du commentaire s'il mangeait de la viande, dans son propre pays. Il n'était pas idiot, il connaissait le sort cruel réservé aux animaux d'abattage en Amérique du Nord. Il a admis que les choses n'étaient finalement pas si différentes. Les Égyptien-ne-s ne sont pas plus barbares que nous.
[2] C'était tellement extraordinaire comme moment. Il y avait tellement personne dans les manifs.
[3] Ça ne me dérange pas qu'ils aillent en prison, mais les militaires devraient aussi songer à s'arrêter eux-mêmes.

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