samedi 7 septembre 2013

Sur le voile


Il existe une sorte de binarité dans les arguments concernant le port du voile chez les femmes musulmanes (qu'il s'agisse du hidjab, du niqab, de la burqa, du tchadri, peu importe la terminologie et la réalité culturelle). D'un côté, les anti-voile, qu'illes soient en faveur ou non de la coercition, disent en général que le voile est un symbole de soumission à l'homme. Les femmes musulmanes qui portent le voile et qui décident de s'exprimer sur la question répondent toujours que c'est leur propre choix, que « personne ne le leur a imposé ». Devant la menace du gouvernement, elles répondent par la défense de leur liberté, justement, de porter le voile. De toute façon, c'est pas si pire.

J'ai d'ailleurs déjà entendu une femme musulmane dire que le voile était un embarras bien moins sévère à celui qu'on imposait aux hommes musulmans, c'est-à-dire la réserve absolue vis-à-vis des femmes. Les hommes musulmans devraient en effet « baisser les yeux » devant les femmes, et surtout ne pas daigner croiser leur regard: fixer quelqu'un dans les yeux avait selon la musulmane en question quelque chose d'impudique.

Il est en effet plus facile techniquement de porter un voile que de contrôler parfaitement le sens de notre regard quand celui-ci n'est pas physiquement contraint. Voilà pourquoi d'ailleurs les hommes n'arrivent pas aussi bien à satisfaire les exigences morales et religieuses que les femmes. Et que la plupart essaient sans doute même pas.

Ce genre d'arguments sur la liberté du port du voile n'est pas exclusif aux musulman-e-s. Le même genre de paradigme est présent dans le discours masculiniste nord-américain. Dans un premier temps, il s'agit toujours de renverser les rapports de domination: l'homme, en effet, n'aurait pas réellement de privilège sur la femme au Québec. Il serait plutôt l'esclave de notre société matriarcale [sic]. En conséquence, tous les « prétendus » signes de domination de l'homme sur la femme seraient illusoires. Le sophisme permet de contredire toutes nos justes intuitions et nos questionnements légitimes. C'est comme si un millionnaire, décrit comme tel, se défendait en disant: c'est impossible que je sois riche, car en vérité nous habitons sous une dictature communiste, et que le communisme interdit les riches[1]. Or, il n'y a ici ni régime communiste, ni « matriarcat » qui ait jamais été indépendant de pouvoirs masculins[2].

Malgré tout, sur le fond, je pense que les pro-voile n'ont pas toujours totalement tort. Les musulmanes qui font le choix de porter le voile le font pour diverses raisons, et pas seulement parce qu'elles recevront des claques à la maison si elles ne le font pas. Dans certains pays, il peut être une garantie de sécurité relative, ou à l'inverse, de coquetterie; ou la simple habitude de le porter depuis l'enfance peut rendre pudique à un point où l'inconfort peut être préférable à une sensation de nudité sur sa tête. Il peut même être, dans d'autres situations, l'expression non pas d'une conformité mais d'une forme de rébellion face aux normes et face au « devoir de plaire ». C'est ce que Elsy Fneiche disait en affrontant Denis Lévesque il y a quelques années, lors d'une entrevue que je dois regarder au moins une fois par année, perplexe, même si elle est datée[3].

Il est plus difficile qu'on le croit, pour une jeune femme qui désire être libre, de décider de porter le voile ou non, du moment qu'on y réfléchit longtemps et qu'on arrive à comprendre la logique interne. On fait face à diverses pressions sociales concurrentes: la famille, la communauté culturelle d'attache, l'école, le couple, la Nation, et j'en passe. À défier l'une, on reste avec l'impression désagréable que ce n'est que pour obéir à une autre, et on fait face à des conséquences qui mettent tout autant notre liberté en danger qu'autrefois.

La pression des laïques catholicisant-e-s du Québec s'organise autour du seul argument de l'égalité entre hommes et femmes. Ironiquement, j'entends assez rarement des féministes appuyer l'interdiction du voile dans les institutions publiques[4]. Et la FFQ est contre. Encore plus ironiquement, beaucoup d'islamophobes sont également des antiféministes notoires[5]. Il faudrait que ces gens-là avouent leur réel problème: voir un hidjab, des cheveux boudinés ou une robe africaine colorée, ça agace leur oeil. Comme voir un-e punk dormir sur un boutte de boîte de carton, avec deux chiens, ou une personne défigurée. Ça remet en question l'uniformité chérie sur laquelle illes s'appuient comme sur une béquille.

En ce qui concerne l'argument de la neutralité de l'État, ça me semble dangereux. Comme le dit Khaled El-Hage sur son blogue, l'infirmière n'est pas l'État. Forcer le personnel à ne pas afficher leurs idées ou leur religion est une manière de faire disparaître l'individu derrière les structures de pouvoir. Vous connaissez Eichmann?

Pour le reste, forcer les musulmanes pratiquantes à ôter le voile au travail ne les rendra pas moins religieuses. Celles qui accepteront les nouvelles conditions d'emploi vont quand même continuer de prier et d'avoir des croyances qui peuvent, dans certains cas, nier leurs désirs profonds, en admettant que ce soit cela qui choque réellement les pro-interdiction. Car cet ensemble de pratiques religieuses - quand elles le sont - ressemble selon moi assez souvent à de la servitude volontaire et de l'aliénation, plutôt qu'à une soumission à l'argumentum baculinum. Une aliénation tout à fait semblable à celles qu'on vit dans le cadre de notre mode de vie occidental et libre, et cela inclut les gens non-religieux.  Et je ne pense pas que la force est le meilleur moyen de venir à bout de l'aliénation. On ne libère pas par une interdiction (du moins, pas par une interdiction visant le sujet).

Certaines choses, trop présentes, deviennent parfois invisibles[6]. Nous sommes tellement habitué-e-s de voir les femmes évoluer soi-disant librement que nous arrivons parfois à nier les pressions qu'elles subissent et qui sont rappelées quotidiennement par des féministes qu'on préfère d'ailleurs ne pas écouter. Nous sommes persuadé-e-s aussi que le seul modèle alternatif à la « soumission de la femme musulmane » est le mode de vie commun de la « femme occidentale » ou « québécoise », telle que perçue au travers des normes et des représentations.

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[1] Un exemple tiré par les cheveux mais ironiquement inspiré de fait réels.
[2] Les congrégations catholiques féminines en constituent un excellent exemple à échelle institutionnelle. Il suffit par exemple d'observer le rôle tyrannique de Mgr Bourget dans le développement au Québec des Soeurs de Sainte-Anne.
[3]Notez que la femme en question, psychoéducatrice, aide aujourd'hui les ados de familles migrantes à gérer leurs problèmes. Rima Elkouri a écrit un article relativement élogieux sur son oeuvre en 2012. Impossible de garantir qu'Elsy Fneiche tiendrait aujourd'hui exactement (au détail près) le même discours, qui comporte des contradictions.
[4] Bien que je sais que le débat existe et qu'il est public
[5] Je vais vous référer à ma tête de turc préférée, la radio d'opinion
[6]Comment se fait-il que notre société de publicité et de relations publiques - et donc, définitivement, de la servitude volontaire - ait paradoxalement tendance préconiser autant les interdictions? Il semble bien que les deux phénomènes se côtoient (c'est le Meilleur des Mondes de Huxley ET 1984 de Orwell!) et s'encouragent mutuellement.

21 commentaires:

  1. Je viens de retoucher le texte parce que franchement, c'est poche.

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  2. Dans la sphère publique (i.e. en dehors de la sphère privée où je n'ai aucun problème avec la pratique religieuse), pourquoi un individu religieux aurait le droit d'obtenir des privilèges que n'ont pas les individus non religieux?

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  3. En quoi porter un voile ou une kippa représente-t-il un privilège?

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  4. Sauf lorsque je ne peux pas porter ma casquette d'anarchiste dans un contexte semblable.

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  5. Oui, mais je ne peux pas utiliser la Charter of Rights pour réclamer ce droit, puisqu'il ne s'agit pas d'une religion.

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  6. «Malgré tout, sur le fond, je pense que les pro-voile n'ont pas toujours totalement tort»

    Pro-voile? Il y en a bien sûr, mais être contre l'interdiction de quelque chose ne veut pas dire qu'on est pour! C'est la position de QS et la mienne. Nous aimerions bien qu'elle ne le portent plus, mais cela ne veut pas dire qu'on doit les obliger à l'enlever. Le reste de ton texte va d'ailleurs dans ce sens, si j'ai bien compris...

    @ David

    «Sauf lorsque je ne peux pas porter ma casquette d'anarchiste dans un contexte semblable.»

    Beau sophisme! Ces personnes portent toujours leurs symboles religieux hors de la sphère publique. Le fais-tu toujours? Est-ce que le fait de l'enlever va contre ton identité au point tel que tu serais prêt à lâcher tes études ou un emploi pour pouvoir la garder? Cela dit, je suis d'accord qu'on ne devrait pas te l'interdire. Mais il reste que l'analogie est boîteuse et tendancieuse.

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    1. Ma religion Religianarchiste m'oblige à porter un sigle ostentatoire anarchiste partout où je vais, mais les patrons me l'interdisent, alors, je ne le porte pas quand je travaille. Donc, la liberté d'expression politique est en dessous de la liberté d'expression religieuse selon la Charter of Rights Cacanadian?

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    2. Darwin, je ne parlais pas des gens comme toi, QS ou moi, mais des pro-voile.

      ;)

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    3. C'est que l'expression «pro-voile» (oui, il y en a) est souvent lancée à QS, notamment à Françoise David. Et, cela me fait penser à ceux qui parlent des «pro-avortement». Bon, ça existe sûrement aussi, mais nous préférons l'appellation «pro-choix» qui s'applique aussi, quant à moi, à ma position sur le voile, quoique «contre interdiction» fasse aussi l'affaire!

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    4. La prochaine fois, je serai plus spécifique, en tout cas. J'ai remanié mon texte à plusieurs reprises, et je me rends compte que ce faisant, il est devenu plus vague. Le sujet lui-même est très problématique.

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  7. Hors de la sphère privée, voulais-je bien sûr écrire...

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  8. David Gendron: C'est ce que j'appellerais un cas réel de "nivelage par le bas". Du type: «j'ai pas le droit de faire telle chose? Ben toé non plus, d'abord!»

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    1. Absolument, parce que je suis contre les privilèges octroyés arbitrairement.

      Serais-tu donc en faveur de l'abolition de l'impôt pour ceux qui gagnent plus de 100 000$ par année?

      Serais-tu donc en faveur de la brutalité policière, chose que les non-policiers n'ont pas le droit de faire?

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    2. Ce sont de fausses analogies. Il y a des gens qui accaparent la richesse et qui exploitent. Leur opulence limite la qualité de vie d'autrui. Quant à la brutalité policière, elle viole nos libertés à nous et notre intégrité physique.

      (Malgré tout, dans une situation idéale, notons que je suis contre les impôts.)

      La plupart des signes "ostentatoires" ne s'attaquent pas à la liberté des gens qui ne les portent pas.

      Pour le reste, je suis d'accord avec Maaderllin.

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    3. L'impôt ne me semble pas une fausse analogie. (la brutalité policière, d'accord)

      Mais dans le fond, vous m'avez convaincu, je veux qu'on soit inclusif. Par conséquent, je propose qu'on admette la swastika nazie dans l'habillement des fonctionnaires!

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    4. Si jamais un-e fonctionnaire a envie de porter la croix gammée mais qu'on le lui interdit, ça n'en fait pas une personne moins nazie.

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    5. Non, mais même les plus anti-chartistes comme les racistes du B'naï Brith deviendraient subitement moins inclusifs dans ce cas précis.

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    6. Bon point. Mais illes pourraient se défendre en disant que porter une kippa, c'est pas formellement et à proprement parler faire la promotion d'une idéologie haineuse.

      Mais je pense pas qu'illes s'attaqueraient à ton hypothétique casquette anarchiste.

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  9. L'histoire de la casquette revient au même que les gens qui s'offusquaient que des gens pouvaient emmener leur lunch Halaal ou Cashere à La Ronde.
    Mais c'est quoi cette espèce de paresse qui fait que les gens, à la place de lutter pour leurs droits, trouvent que c'est plus facile de faire en sorte que personne n'aie de droits pour que ça soit "plus juste"???

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    1. Je prône qu'il y ait plus de droits POUR TOUT LE MONDE, ce qui n'est manifestement pas votre cas.

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