"Prends conseil auprès de l'ignorant comme auprès du sage."
- Ptahhotep.
J'aurais voulu, suite à la publication par Renart Léveillé
d'un billet portant sur le vote électronique, disserter avec profondeur sur la démocratie représentative, expliquant ce pourquoi je suis contre ce concept pourri, répressif et dysfonctionnel. Mais comme le sujet mériterait en fait un essai de 5000 pages, je ne vais pas m'étendre et je vais me limiter à défendre plus clairement ma position sur les tests de citoyenneté, de connaissances culturelles et politiques - appelez ça comme vous voudrez - dont plusieurs rêvent.
Beaucoup de gens (par exemple Raël) souhaitent exclure de l'exercice
démocratique des gens qui selon eux, n'ont pas les capacités ou les connaissances requises pour y participer. Comment déterminer les méritant-e-s des ostracisé-e-s? Très simple. Par le biais d'un petit examen dont les questions porteraient sur les enjeux de la politique actuelle. Un échec à cet examen facile vous ôterait la possibilité de voter.
Sans surprises, j'ai commenté l'idée en disant que c'était complètement discriminatoire. Ôter le droit de voter à des gens sans éducation[1] politique me paraît révoltant pour de nombreuses raisons.
L'élitismeLa stupidité ou le manque de connaissances est-il un prétexte suffisant pour prétendre que quelqu'un n'est pas digne de défendre ses intérêts devant l'État par voie de scrutin? Est-ce suffisant pour dire que toutes ses aspirations ne sont que du vent?
Une classe de citoyen-ne-s
de seconde zone, privée du droit de vote, ne peut pas défendre ses intérêts elle-même. Elle doit compter sur une autre classe pour le faire. C'est ce qui arrive avec les mineur-e-s. Ce sont leurs parents qui s'occupent de modeler la société qu'ils subissent. Cet état de fait est rarement contesté étant donné qu'on considère généralement que
les parents savent eux-mêmes mieux que leurs enfants ce qui est bon pour eux.
Or, connaître la politique ne vous rendra pas spontanément altruiste. Ce qui fait que si ce ne sont que les gens "informés" qui se voient remettre le droit de vote, ceux-ci penseront
a priori essentiellement
à favoriser dans l'urne les aspirations de leur propre communauté d'intérêts[2].
Résultat: puisque ne pouvant compter sur les intellocrates pour les protéger, il sera impossible, par voie démocratique, aux non-politisé-e-s de défendre leurs propres intérêts. Et pourtant, illes en ont à défendre, des intérêts. Je pense que les personnes atteintes d'une maladie chronique ou devant occuper deux emplois pour arriver à la fin du mois en connaissent bien plus sur leur propre condition que les bollé-e-s capables de réciter le nom de tous les avocat-e-s impliqué-e-s dans une commission-spectacle quelconque. Et si un parti promettait une mesure pour les aider? Faudrait-il encore purger de ces nécessiteux/euses ceux et celles qui ne connaissent pas René Lévesque avant de les laisser s'exprimer?
Le caractère d'une démocratie représentative, c'est qu'elle doit REPRÉSENTER tout le monde, même les plus caves.
Et d'une manière plus globale, l'élitisme est un concept tout simplement irrecevable. Car il n'est pas adapté à la réalité. Les gens ont tous des capacités différentes et il est ridicule d'en faire abstraction en formant une caste de
dirigeant-e-s qui seraient plus
éclairé-e-s que les autres
. Regardez d'ailleurs ce qui se passe avec les dépassements de coûts pour les projets d'envergure pharaonique de l'État québécois. C'est bien un signe que les
dirigeant-e-s éclairé-e-s ne savent rien. Et il en serait de même pour une hypothétique caste d'
électeurs/trices éclairé-e-s, dont le savoir serait concentré autour du cirque politique mais dont l'ignorance du reste pourrait rester abyssale.
Ce n'est pas pour rien que Socrate disait: "Le sage sait qu'il ne sait rien." Voilà une leçon d'humilité pour nos camarades
démocrates éclairé-e-s.
La dictatureJe considère que nous ne vivons pas sous un régime démocratique, mais bien polyarchique. Il fonctionne donc grâce à l'imbriquement de plusieurs pouvoirs. Le peuple, les électeurs/trices, les intellos, les journalistes, l'appareil judiciaire et répressif, le capital et la classe politique se disputent ce pouvoir et l'exercent parfois en collaborant, parfois en créant des rapports de force. Quand un des pouvoirs devient plus puissant que les autres, le régime change. Il passe de polyarchique (pouvoir d'un grand nombre) à oligarchique (pouvoir d'un petit nombre) ou à ploutocratique (pouvoir des riches), à des degrés divers.
Dans la polyarchie actuelle[3], le capital, les forces répressives et la classe politique se partagent l'essentiel du pouvoir. Plusieurs individus ou groupes, au contraire, ne participent pas du tout au pouvoir et ne sont pas consulté-e-s. Par exemple: les marginaux/ales, les
minoritaires et les mineur-e-s. Ceux-là vivent donc sous la dictature, puisqu'illes n'ont pas de contrôle sur leur environnement ni souvent même sur eux-mêmes.
Si nous décidions de limiter le droit de vote en fonction de la capacité des gens à répondre à un questionnaire, la dictature (qu'elle soit
éclairée ou pas) serait élargie à ces gens-là aussi. Car ils vivraient totalement dans la dépendance des décisions d'un autre groupe. Précisons que le droit d'avoir le contrôle sur sa propre vie, par le biais d'une participation minimum au scrutin ou par le biais de l'anarchie, est bien plus difficilement aliénable que le permis de conduire: il n'y a donc pas, selon moi, de comparaison possible[4].
Bref, on ne peut se prétendre démocrate si on pense qu'une caste précise - de citoyen-ne-s d'ailleurs souvent tout à fait sains d'esprit - ne doit pas participer à l'exercice du pouvoir.
La triste réalité et le potentiel destructeur d'une questionLes gens qui font la promotion d'un droit de vote conditionnel s'imaginent certainement que toutes les classes sociales et les genres seront également représentées. Or, ce n'est pas le cas. Il est au contraire fortement probable que les hommes et les riches soient surreprésenté-e-s. En effet, les hommes s'intéressent encore davantage à la politique (même s'ils s'instruisent maintenant moins que les femmes!), et les pauvres ont tendance à être moins éduqué-e-s.
De plus, les questions elles-mêmes seraient inévitablement problématiques. Renart croit s'en sauver en proposant que ces questions soient basées sur des faits. Les faits sont incontestables, donc non-orientés, argue-t-il. Or, le choix dans les faits peut être biaisé. Je donne un exemple, suggéré d'ailleurs implicitement par Renart lui-même.
Disons qu'on vous pose cette question avant que vous alliez voter:
En quoi consiste la Commission Bastarache?
a) À enquêter sur la nomination des juges au cours des derniers mandats du Parti Libéral du Québec.
b) À réduire le fardeau fiscal des Québécois-es.
c) À rétablir la peine de mort.
Vous ne trouvez pas ça biaisé? Et si on posait cette question au lieu de la première:
Sous le mandat de quel parti politique a eu lieu la fermeture de la Gaspésia?
a) Sous le PLQ.
b) Sous le PQ.
c) Sous l'Union nationale.
Vous me voyez venir? Ces questions ne sont pas neutres, et pourtant elles exposent des faits réels. Tout d'abord parce qu'elles peuvent influencer le vote. Et ça, c'est self explanatory, comme a dit une policière en sortant des gants de travail de mon sac à dos pendant le G20.
Ensuite parce que les
faits sont orientés intrinsèquement dès qu'on les sélectionne pour les présenter. On pourrait piéger plusieurs partisan-e-s péquistes en posant des questions qui touchent davantage les partisan-e-s libéraux/ales, ou le contraire. Ou encore piéger un groupe social particulier. Les jeunes sans expérience, par exemple, en posant une question toute niaiseuse sur le droit du travail, du genre "Les grèves sont-elles légales au Québec" ou que sais-je. Peu tomberaient dans le piège, bien entendu. Mais peu, c'est encore trop.
ConclusionJe suis toujours étonné quand des progressistes de gauche proposent des solutions qui me semblent, à moi, fortement discriminatoires, paternalistes, autoritaires et/ou misanthropes. On me répondrait dans certains milieux qu'après tout, ce sont des sociaux-démocrates qui ont assassiné
Rosa Luxembourg.
Il ne faut pas, contrairement aux
sociaux-démocrates fanatiques qui ont purgé le monde des contestataires, céder à des tentations discriminatoires. Parce que c'est une manière d'abdiquer devant le genre humain. On arrivera jamais à rien changer si on cède aussi rapidement par lâcheté. Par ailleurs, la polyarchie élitiste ou la
démocratie des gens informé-e-s, ça ne peut être qu'un régime de moutons bien blancs et bêlants. Car un électorat choisi à l'aide d'un questionnaire, même si celui-ci est basé sur des faits vérifiables et en apparence évidents, peut être formaté. Formaté à l'intérieur d'un modèle standardisé de citoyen-ne idéal possédant des connaissances conformes aux attentes de l'État.
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[1] Ne pas confondre "éducation" avec "instruction". Moi par exemple, je parle plusieurs langues modernes et j'ai une maîtrise. Cela fait donc de moi quelqu'un de bien instruit. En revanche, je mange souvent avec mes mains et je lèche mes doigts après avoir terminé, même devant des invité-e-s. Je suis donc mal éduqué. De mon point de vue, l'instruction est strictement académique, alors que l'éducation est un concept plus flexible, en lien avec la croissance personnelle et/ou sociale.[2]Même si les élections ne décident que de l'idéologie dominante des représentant-e-s (et encore), et qu'au bout du compte, c'est toujours le milieu des affaires qui garde le gros bout du bâton, la victoire d'un parti peut être plus dévastatrice que celle d'un autre.
[3] Je reviendrai une autre fois plus en profondeur sur cette notion de polyarchie.
[4] Si vous conduisez imprudemment, vous êtes un véritable danger à vous tout-e seul-e. Individuellement. Donc même si je suis par principes contre le permis de conduire, je comprends qu'on puisse le refuser à quelques personnes. En revanche, il n'y a que collectivement qu'un droit de vote peut devenir dangereux. Le refuser sur des bases individuelles pour les mêmes raisons que le permis de conduire est donc absurde. Bref, l'analogie est mauvaise.