mercredi 3 septembre 2008

Comment l'anarchie est-elle possible? - Parenthèse au sujet des libertariens.

Le terme "anarchie capitaliste" ne vaut pas, il va s'en dire, la moitié d'une tripe de cochon. (Martin Masse, qui se dit "libertarien" et "électron libre", fait partie de cette mouvance. Il parle souvent de la "liberté véritable", et l'oppose à celle des "parasites", c'est-à-dire les étrons libres comme moi. Il prétend que le laisser-aller économique finira par venir à bout de tous les totalitarismes, mais il ne s'oppose toutefois pas à la répression de l'État, des corporations et de leurs paramilitaires, qui marchent toujours main dans la main; il dit être un opposant au pouvoir établi, mais il est passé par les rangs du Reform Party dans les années 90; il a défendu l'étalement urbain et la voiture aux dépens de la vie civile; il est bref une bonne caricature de ce que représente un anarcho-capitaliste.) Les anarcho-capitalistes ne peuvent pas être considérés comme libertaires parce qu'ils ne reconnaissent pas le pouvoir coercitif de la propriété privée, et surtout du capital. Ils agissent devant leurs divines corporations un peu comme les Maoïstes devant la Chine communiste; ils ne reconnaissent pas leurs crimes, ou pire encore, félicitent la répression du droit de libre-expression et d'information. Citons par exemple Martin Masse, qui parle ici des SLAPPs (les procès contre la parole publique), pratique courante chez les capitalistes du Québec: "Les groupes écologistes qui se font poursuivre pour diffamation l'ont bien mérité." Son collègue, Marc Meunier, renchérissait: "Les entreprises s'autoréglementent toutes seules." Je vous renvoie à mon précédent article concernant les perles de ces bonzes du libertarianisme, d'ailleurs à peu près tous lancés en affaires. Considérant les lois économiques comme infaillibles, les désirs comme immuables, la plupart des anarcho-capitalistes ne peuvent se considérer vraiment comme anarchistes. Ce sont des intégristes, qui croient au dieu du libre-marché capitaliste*, et le veulent comme unique monarque. Selon eux, seul ce règne invisible leur permettra d'être libres. Or, ils n'hésitent pas à faire l'éloge de la coercition quand elle vise à protéger la propriété privée des fortuné-e-s ou des entreprises assassines.

Pourquoi certains capitalistes se réclament-ils donc de l'anarchisme? Les capitalistes ont toujours agi par syncrétisme. Sous la Monarchie de Juillet, les bourgeois avaient des places de premier rang; Ils avaient ainsi absorbé l'idéologie royale, même si celle-ci était théoriquement à l'inverse de leur pensée. Ailleurs dans le monde, les capitalistes ont prospéré dans presque toutes les dictatures, mêmes à l'intérieur de certaines prétendument communistes. C'est que, depuis l'Antiquité, le régime le plus populaire est resté la ploutocratie, qui peut s'installer peu importe le fonctionnement des élections et le type de représentation. Ainsi, il est naturel d'entendre les capitalistes appuyer une idéologie dite anarchiste, simplement parce que antiétatique. Mais il ne faut pas se fier à leur bonne foi. Ils ne sont pas près d'abandonner le pouvoir.

Le capitalisme ne peut se rapprocher de l'anarchisme. La spéculation est l'essence même du capitalisme; elle permet aux banquiers de faire de l'argent avec de l'argent. Or, quand un riche ou un groupe de riches vient à s'accaparer une ressource dans le but de la revendre plus cher, il acquiert un pouvoir potentiellement coercitif sur la population, si cette ressource est jugée essentielle. Il peut retenir la vente, faire cesser sporadiquement la production, provoquer des fluctuations dans les prix qu'il contrôle et qui l'avantagent. Il peut menacer les consommateurs et consommatrices sans crainte de tomber lui-même dans la pénurie. Il n’y a pas de libre-contrat possible entre un puissant et son sujet.

De plus, pour conserver une vaste accumulation de propriétés privées, il faut au minimum bâtir un système complexe de protections employant des salarié-e-s intégré-e-s dans une milice ou une police privée. Si la simple jouissance de la propriété privée du capitaliste n'est donc théoriquement pas, sauf en période de pénurie, une démonstration violente de pouvoir, le fait de posséder une armée, et la reproduction à petite échelle des structures répressives de l'État, eux, seraient des démonstrations violentes de pouvoir.

Un capitaliste, dans un système aux structures étatiques abolies, ne peut prêter de l'argent sans compter brimer la liberté d'autrui pour des raisons punitives. La répression de la loi de l'État est actuellement un des principaux facteurs qui pousse les gens à rembourser leurs dettes. Comment, sans elle, les capitalistes parviendraient-ils à maintenir le mode de fonctionnement de leurs finances? Sans doute à l'aide d'une force de répression corporative dont l'armature reproduirait celle de l'État.

Bref, les anarcho-capitalistes utilisent incorrectement le terme « liberté », comme le terme « anarchisme »; le modèle qu’ils proposent et dont les paramètres sont tous déjà réglés à l’avance (comme si tout allait nécessairement bien se dérouler en suivant à la lettre LEURS directives) ne saurait nous émanciper, ni nous valoriser; il serait la ligature de l’expression, la castration de l’individu, et l’abdication de la raison et de la compassion face à la loi de l’offre et de la demande. Il n'y aurait nul endroit où se réfugier, sauf peut-être dans le consumérisme le plus absurde (prions pour qu'il soit d'ailleurs encore accessible, dans ces conditions, à plus de 1% de la population).

Pour un autre avis anarchiste (plus complet et érudit, surtout) sur la question.

*Il existe de nombreuses définitions du marché et du libre-marché. On parle spécifiquement du marché capitaliste ici. La précision n’a pas été ajoutée pour rien. J’élaborerai une autre fois là-dessus, parce que ce sujet est un bourbier et que ça m’écoeure.

2 commentaires:

  1. Je m'intéresse au libertarianisme depuis un bon bout (pour mieux le dénigrer, enfin, en partie), et j'aime bien les arguments apportés ici.

    Ça met le doigt sur certaines réflexions que j'ai eues et que je tente de formuler depuis, par bribes, bien maladroitement.

    Entre autres, cette espèce d'impossibilité de ramener la société à un état d'égalité des chances, qui permettrait (hypothétiquement) une société libertarienne (utopiquement) juste, puisque ce pouvoir monétaire est déjà distribué et que les forces en place sont irrécupérables pour le bien commun.

    Et le « bien commun » en finale n'est pas fortuit, car c'est bien un argument des libertariens (les éconocentrophiles, comme je les appelle affectueusement...) que le bonheur des masses, grâce à la magie pécuniaire qui réglera tout, comme une bonne mère avec ses enfants...

    Il y a beaucoup d'hypocrisie dans tout cela et surtout, un manque de perspectives, tant dans le présent que dans le futur.

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  2. En effet, les libertariens sont de drôles de moineaux. Mais peut-être en existe-t-il qui soient sincères. Quoi qu'il en soit, contrairement aux anarchistes, aux communistes et au sociaux-démocrates étatistes, les libertariens et anarcho-capitalistes ne sont pas prêts à faire des sacrifices matériels et intellectuels pour avancer. Cela m'intrigue.

    Après avoir écrit ce texte, j'ai fait un tour du web pour connaître approximativement les critiques de cette idéologie. J'ai rencontré plusieurs arguments semblables, de près ou de loin, aux miens. J'ai l'impression que le contenu de ces paragraphes allait donc de soi. Voilà pourquoi, d'ailleurs, j'ai recommandé un lien en bas de mon billet. En fait, le texte de Baillargeon, sur le sujet, vaut plus la peine que le mien.

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