J'ai lu le texte de Ian Sénéchal sur le blogue des Analystes: cela m'a laissé très perplexe et m'a conduit à faire quelques recherches dans des revues économiques, ce que je n'ai pas l'habitude de faire, je l'avoue (je me fie généralement à Statistiques Canada, à l'histoire, l'anthropologie et à la sociologie), parce que j'ai souvent trouvé les études biaisées et les conclusions faites de manière un peu trop rapide. C'est l'étroitesse de la science économique qui me déplaît. Chez les anthropologues, les historien-ne-s et les sociologues, c'est essentiellement la multidisciplinarité qui prime; chez les économistes, trop souvent, on se fie sur des données sans prendre en considération le contexte. La forte pression idéologique en milieu universitaire, chez les économistes, semble aussi sous-estimée en regard du traitement qu'on fait subir aux sociologues, qui sont "tous des marxistes".
Le "modèle compétitif" vs la "nouvelle économie"
On prétend souvent que tous les économistes du monde sont de cet avis: la hausse du salaire minimum a un effet négatif sur le taux d'emploi. Ce qu'on retrouve souvent dans les textes des chroniqueurs/euses de droite au Québec, c'est à peu près ce discours: "augmenter le salaire minimum de 10% réduit l'emploi chez les jeunes de 1 à 3%". De manière plus générale, le modèle accepté autrefois, sans nuances, affirmait que toute hausse du salaire minimum causait une pression à la baisse sur le taux d'emploi. C'est ce qu'on appelle le "competitive model", dont nous avons vu quelques notions pendant nos cours d'économie au secondaire.
Cela dit, une étude très complète de Card et Krueger a montré, en 1995, que cette pensée relevait en partie du mythe, les "preuves" étant très fragiles, voire pas concluantes du tout. Leur étude montrait aussi, par des contre-exemples, que la hausse du salaire minimum ne causait pas nécessairement de baisse du taux d'emploi chez les travailleurs/euses en général ni même chez les jeunes. Une hausse du salaire minimum allait même souvent de concert avec une légère hausse du taux d'emploi.
Dans une autre étude de 1999[1], des économistes (dont Card) ont montré en comparant les exemples du Canada, des États-Unis et de la France que la flexibilité dans le système salarial (soit le fait, entre autres, de maintenir un salaire minimum très bas) n'avait pas nécessairement un effet sur l'emploi. Ils concluent plutôt que ce sont les changements dans la demande qui créent, du moins chez les employé-e-s les moins qualifié-e-s, une baisse de l'emploi. Ce nouvel échantillon compense en partie celui, plus faible, de l'étude de 1995.
Le taux d'emploi varie pour diverses raisons, et en isoler une seule est difficile. Dans toutes les sciences humaines, ou presque, on essaie d'identifier une multiplicité de facteurs. Dans les sciences économiques, c'est, j'ai l'impression, une pratique moins courante[2]. Voilà pourquoi on se livre souvent à une incroyable gymnastique méthodologique dans les revues économiques. Et ne venez pas me parler de mathématiques: il y a sans doute bien des graphiques que les économistes seraient incapables de comprendre dans certaines revues d'anthropologie anatomique.
Il faut toujours lire les notes de bas de page (incluant les miennes) des articles pour connaître leur rigueur. Nathalie Elgrably, dans sa note ridicule adressée à l'IEDM en décembre 2006 (elle est d'autant plus importante que les moteurs de recherches pointent tous vers ce texte), centre par exemple une partie de son argumentation sur ce document de Statistiques Canada. On y apprend que l'auteure ne partage pas du tout les idées d'Elgrably: "d'autres facteurs [que le salaire minimum] notamment la configuration des secteurs, le taux de travail à temps partiel, le cycle économique et la législation, entrent également en jeu [dans l'emploi]."
On ne peut conclure à un k.o. technique face aux économistes néoclassiques: les études de Card et de Krueger, comme les autres que nous n'avons pas mentionnées et qui vont dans le même sens[3], sont sujettes à discussion.
Questionnements généraux
On justifie les salaires de crève-faim en prétextant que les deux-tiers des travailleurs/euses au salaire minimum sont des étudiant-e-s ou des jeunes. On brandit aussi la menace des délocalisations d'usines. Ces idées reçues sont bourrées de contradictions. On sait par exemple que la majorité des employé-e-s d'usines gagnent au-dessus du salaire minimum, et que ce salaire minimum est surtout l'affaire du secteur des services. Pourquoi, dès lors, parle-t-on de délocalisations? Mon centre communautaire n'a jamais menacé de déménager au Honduras, ni le garagiste du coin, ni même mon épicier.
Quant à la composante "jeune" des bas-salariés, ce n'est pas un argument valable. Ce n'est pas parce qu'un-e jeune est jeune qu'il/elle devrait être payé-e un salaire de cul. Il est, de plus, probable que la présence des jeunes dans les emplois à faible rémunération soit davantage un symptôme. Comme quoi beaucoup de services offerts à la population ne sont pas en mesure d'être fournis par des personnes indépendantes financièrement. Ça en dit long sur notre société, non? L'argument des anti-salaire minimum concernant la jeunesse ne tient pas non plus compte de la majorité (52%) des bas salarié-e-s du Canada qui NE SONT PAS DES JEUNES, ni des salarié-e-s qui gagnent davantage que le salaire minimum mais qui vivent quand même sous le seuil de pauvreté.
La plupart des théories s'opposant à la hausse du salaire minimum sont donc douteuses. Tout d'abord parce qu'elles se basent sur des idées reçues et des prémisses sans doute fausses, mais aussi parce qu'elles ne prennent pas en considération une grande diversité de facteurs. Elles sont, en gros, le fruit de l'étroitesse d'esprit.
__________
[1]Card, Kramarz, Lemieux. "Changes in the Relative Structure of Wages and Employment". Revue canadienne d'économique, 1999.
[2]Par exemple, on a déjà prétendu que la hausse des frais de scolarité dans les années 90 au Québec avait "causé" une augmentation du nombre d'étudiant-e-s. Juste intuitivement, ça paraît douteux. Une étude plus approfondie peut permettre de constater que pendant la même période, il y a également eu une hausse du taux de chômage chez les jeunes. Du coup, tout s'explique. Ce n'est pas les hausses des frais qui ont ramené les jeunes à l'école, c'est le chômage. Nathalie Elgrably ne semble pas l'avoir compris, mais le gouvernement oui: il semble s'être donné le mandat d'augmenter les frais de scolarité uniquement en période de récession. Peut-être pour camoufler leur effet sur la fréquentation universitaire? Peut-être aussi seulement par insignifiance.
[3]notamment, je crois, Machin et Mannin (1994) ainsi que Berstein et Schmitt (1998).
samedi 6 février 2010
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Excellent article. Rien à ajouter.
RépondreSupprimerIl faudrait aussi que j'écrive un article sur le salariat en général, car comme tout bon extrême-gauchiste, je suis contre. Mais je ne suis pas encore prêt à me lancer là-dedans.
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