Depuis quelques années, le keffieh, foulard palestinien ou arafat est devenu un objet de mode tendance. Peu coûteux, pratique et esthétique, il est porté depuis peut-être 2008 par beaucoup de monde sans connotation politique marquée.
Seulement voilà, beaucoup d'activistes ne sont pas content-e-s, parce que maintenant, le keffieh vient dans toutes les couleurs et parce qu'il est devenu un objet de consommation comme un autre. Il y a même un groupe Facebook pour dénoncer le port apolitique du keffieh et insister sur sa valeur de symbole[1]. Un activiste québécois, dans un petit vidéo que je n'arrive plus à trouver (merci de poster un lien si vous savez duquel je parle), dénonçait ce phénomène dans les mêmes mesures.
Pour résumer ce qui se dit:
- les gens qui le portent sans connaître sa portée politique ont pas rapport;
- le keffieh est soit bleu et blanc, rouge et blanc, noir et blanc et à la limite, peut-être, noir et rouge. Le reste des keffiehs, eh bien ce sont pas des vrais.
- À la limite, vaut mieux pas le porter, parce que c'est devenu un objet de consommation.
Je ne l'ai pas porté avant 2008, le keffieh. Parce que c'était justement, auparavant, un objet de la mode militante, et que je sentais que le fait de le porter était en lien avec un certain conformisme, voire une pression normative. Avant d'être un objet de consommation de masse, c'était encore un objet de consommation... d'une sous-culture. Tout le monde en avait un, souvent bien jauni par le temps et la poussière. Je pense qu'en 2004, je devais connaître tout le monde qui portait un keffieh à Victoriaville, parce qu'on fréquentait plus ou moins les mêmes cercles. Montréal c'est une autre affaire, mais je suis pas mal certain que plusieurs activistes originaires de la métropole se sont déjà fait le même genre de réflexion. Le keffieh était un symbole d'identification très fort. Tu en portais un, tu croisais une autre personne qui le portait, et intuitivement, il y avait un lien qui se tissait.
Maintenant, la sous-culture boude parce qu'un de ses symboles a été récupéré par le capitalisme et la haute-couture.
Bien entendu, je trouve que l'instrumentalisation du keffieh dans l'article du Elle était pitoyable et scandaleuse. Mais il faut toujours s'attendre à ce genre de récupération par du monde qui nous disent quoi faire/comment le porter/où l'acheter.
Ce qui est peut-être dommage, c'est que le port du keffieh s'est élargi à partir d'une sous-culture politisée vers une masse plus ou moins consciente dans les pays d'Occident. La plupart des activistes le comprennent comme ça. On leur a volé quelque chose.
Sauf qu'à l'origine, il faut comprendre que le keffieh a toujours revêtu une grande variété de formes. Et qu'il y a plusieurs décennies, le keffieh a été récupéré politiquement par le peuple palestinien lui-même. Ce type de foulard existait déjà avec les motifs qu'on lui connaît: c'était un foulard bédouin généralement porté sur la tête (d'où le mot keffieh, qui vient probablement de koufia, "coiffe"; notons que le nom de l'objet a donc été emprunté aux Européens)[2].
Et, indépendamment de la cause palestinienne, les Bédouins ont continué de le porter jusqu'à aujourd'hui. De façon à ce qu'il s'étende à beaucoup de populations arabes du Mashreq et de l'Afrique du Nord-est, qui l'ont adopté soit par proximité avec les Bédouins, soit par mimétisme. La lutte pour la libération de la Palestine n'a pas grand-chose à voir là-dedans, même si plusieurs Égyptien-ne-s, Jordanien-ne-s et cie. le portent pour des raisons politiques.
Lors de mon premier voyage dans le sud de l'Égypte, j'ai pu observer que la moitié des jeunes hommes des classes populaires le portaient par-dessus leur galabyia, avec une des extrémités rejetée par-dessus l'épaule. Plus tard dans l'été, ils le portent sur la tête pour se protéger du soleil. Leur keffieh était généralement plus grand que ceux qu'on trouve dans le cou des activistes, et fait dans un coton plus épais.
Par ailleurs, un vrai keffieh ne se distingue pas par sa couleur, mais par sa fonction.
Ce que j'ai pu remarquer sur le sujet, c'est que les Égyptien-ne-s ne se gênent pas du tout (et même dans les bleds!) pour porter des keffiehs de toutes les couleurs. Violets, jaunes, gris, il y en a des variétés infinies. J'ai appris récemment que les Nubien-ne-s avaient leur propre version adaptée depuis des lunes, avec trois couleurs. Connaître ce détail a profondément dédramatisé pour moi le port du foulard "palestinien". Ça m'a aussi fait comprendre que plusieurs activistes d'aujourd'hui analysent la situation avec leurs yeux d'occidentaux amateur-e-s d'exotisme.
De la même manière, des amateur-e-s de thé font grand cas de certains arômes et considèrent la cérémonie du thé comme quasiment sacrée : alors qu'en réalité, 98% de la population mondiale[3] n'en a rien à foutre de la cérémonie du thé. Elle fait cramer les feuilles avec son eau trop chaude et boit dix-huit tasses par jour dans des théières sales. Le thé, c'est banal. C'est un breuvage du quotidien.
Le caractère sacré que donnent plusieurs personnes d'ici au thé et au keffieh est selon moi un signe de plus que l'orientalisme n'est pas mort, malgré la mondialisation. L'Occident fantasme toujours sur un Orient imaginaire et idéalisé.
Il paraît qu'inversement, des Japonais-e-s se laissent embobiner par des rumeurs idiotes concernant des produits d'Amérique du Nord. Comme quoi, je sais pas, le musc de chevreuil et le sirop d'érable seraient aphrodisiaques.
___________
[1] "Ce groupe n’est pas pour dire de cesser de porter un keffieh, BIEN AU CONTRAIRE ! Seulement, dites à vos amies qu’il s’agit d’un symbole palestinien."
[2] On pourrait aussi souligner que la récupération politique d'un objet ne vaut guère mieux que la dépolitisation d'un symbole.
[3] Les 2% = quelques Japonais-es.
jeudi 8 décembre 2011
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Libellés
anarchie
(48)
arts et culture
(51)
brutalité policière
(98)
capitalisme
(11)
censure
(3)
chroniques de la station Berri-UQÀM
(2)
Chroniques de Saint-Michel
(1)
Chroniques de Villeray
(1)
comment l'anarchie est-elle possible
(8)
conflit israélo-arabe
(4)
CSA
(7)
défense intellectuelle
(42)
divers
(23)
droite
(53)
économie
(15)
éducation
(47)
égypte
(8)
élections
(30)
environnement
(10)
évènement
(41)
fascismes
(14)
féminisme
(29)
fuck you
(1)
G20
(26)
gauche
(30)
grève étudiante
(71)
indépendance
(6)
international
(41)
introspection
(17)
lettre d'insultes
(3)
LGBT
(2)
logement
(2)
loi et ordre
(96)
manifestation
(90)
manifeste
(4)
médias
(65)
merde
(18)
militarisme
(11)
nationalisme
(26)
nouvelle
(1)
opinion
(1)
pauvreté et marginaux
(2)
Petit guide de l'extrême-gauche
(3)
politique
(4)
Premières nations
(2)
privatisations
(6)
Que-sont-mes-amis-devenus
(29)
racisme
(23)
religion
(21)
riches
(9)
santé
(15)
sexualité
(15)
tomate noire
(1)
travail
(19)
tribulations
(38)
Victo
(4)
Le port du keffieh ou non, ne changera strictement rien à la situation des Palestinens et des Palestiniennes.
RépondreSupprimerCe serait tellement plaisant de sortir du symbolisme et de mener des luttes concrètes.
Bakou
Effectivement. Le but de ce billet était aussi de montrer le caractère un peu futile de l'adoration de symboles.
RépondreSupprimerDe ce que j'en sais, les différentes Intifadas ont également jouées un grand rôle pour l'adoption du Keffieh comme symbole de la résistance palestinienne -qui en soi était tout de même au cœur d'un réseau international(iste) de luttes d'extrême-gauches dans les années '70, d'où son importance pour tout gaucho internationaliste, occidentalisé ou non (faudrait pas oublier les rouges japonais dans l'histoire).
RépondreSupprimerRemarque pertinente.
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=yODu7eQq_mE
RépondreSupprimer