mardi 17 juillet 2012

Une troisième voie? [1]

Depuis toujours, l'expression revient sur la table afin de proposer une alternative à deux autres idéaux politiques et qui se trouve quelque part à mi-chemin entre ces deux opposés sans nécessairement être au milieu. L'ancienne ADQ est un excellent exemple de troisième voie. De droite, nationaliste, conservatrice, mais en même temps d'un populisme à faire pâlir Chavez et qui vise à instrumentaliser des ensembles qui ne sont pas nécessairement financièrement confortables. Proche de la bourgeoisie, mais surtout de la petite; proche du peuple, mais surtout de la classe moyenne, que Dumont appelait le « vrai monde ». On pourrait discuter longtemps de ce que signifie ce « vrai monde ». Banlieusard-e-s sans soucis sévère, autre que la circulation sur le pont et le fait que leurs taxes servent à payer des fonctionnaires incompétent-e-s? Hommes blancs hétéros qui aiment le hockey et qui passent la tondeuse en bedaine? Everyday Normal Guy[1]?

Les deux autres « voies » sont généralement toujours les mêmes idéologies opposées: le capitalisme, mêlant idéaux libéraux et conservateurs, et le socialisme ou ses déclinaisons plus modérées. La troisième voie offre une possibilité aux gens qui se sentent lésés dans les deux schèmes idéologiques. Et c'est exactement pour cela qu'elle se surnomme elle-même la « troisième voie ».

Les riches sentent qu'illes n'ont absolument rien à gagner dans la perspective de la création d'un État socialiste. Inversement, les pauvres ne bénéficient pas du libre-marché capitaliste. En revanche, les classes moyennes peuvent avoir peur de disparaître sous un régime capitaliste sauvage, et de perdre leurs privilèges en cas de révolution socialiste ruinant l'économie. Voilà bien pourquoi la social-démocratie a remporté autant de succès par le passé! Mais qu'arrive-t-il quand on perd confiance en cette social-démocratie, ou que cette option n'existe tout simplement pas dans le cas de figure présenté? Vers qui peuvent se retourner les classes moyennes?

Séduire ce public, c'est ce à quoi aspire la troisième voie.

L'exemple le plus ancien et le plus inspirant pour les troisièmes voies contemporaines est sans doute contenu dans le Rerum Novarum[2], encyclique du Pape Léon XIII, qui date de la fin du XIXe siècle. On peut affirmer avec assez certitude que les solidaristes d'aujourd'hui, genre de néonazis soft, et les nationaux révolutionnaires qui tiennent un discours prolétarien sont d'authentiques héritiers spirituels de cette vision. Même l'ADQ partageait parfois des accents avec ce courant fondateur.

Le RERUM NOVARUM? De quessé?

Le Rerum Novarum est un texte assez long publié en 1891. C'est un des manifestes, en quelque sorte, de la Doctrine sociale de l'Église, qui aurait eu pour objectif, chez le clergé catholique, de réduire la misère sociale. Le postulat de départ est très clair:

« Les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires. »

Il faut donc réagir promptement, se dit le clergé. Non seulement en raison de cette injustice, mais aussi et surtout par appréhension d'un conflit de classes. Même si le constat de départ contient plusieurs données communes à celui des socialistes de tout crin - le champ lexical est pratiquement identique - les solutions ne sont pas du tout les mêmes, et le Rerum Novarum se hisse en critique acerbe de la gauche, tout particulièrement socialiste.

Pour le clergé, en effet, la propriété est un droit sacré:

« Mais, et ceci paraît plus grave encore, le remède proposé [par les socialistes] est en opposition flagrante avec la justice, car la propriété privée et personnelle est pour l'homme de droit naturel. »

Les socialistes nient, selon l'encyclique du pape, ce droit naturel et divin de disposer de soi-même. Il n'y a absolument rien de bon dans le socialisme: « Ce serait la confusion et le bouleversement de toutes les classes de la société, l'asservissement tyrannique et odieux des citoyens. La porte serait grande ouverte à l'envie réciproque, aux manoeuvres diffamatoires, à la discorde. Le talent et l'esprit d'initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse, par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant caressé de l'égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu'un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. »

Pour éviter ces conflits, l'Église propose un tout autre mode de fonctionnement. Elle fait appel à l'alliance entre les classes sociales. Elle propose aussi que les ouvriers de tous les métiers puissent être libres de s'associer et de former des « corporations »: 

« Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s'associer, ils doivent l'être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu'ils poursuivent. »

 Cette citation en apparence libérale rejoint le discours de Jacques Doriot, cité par Normand Lester qui n'indique pas sa source: « Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe sollicitée à chaque instant. » Sauf qu'il y a un hic. En effet, dans le Rerum Novarum, « Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage. » C'est réellement un corporatisme géré par l'Église que propose la jeune Doctrine sociale. Il y a certes une sorte de « démocratie ouvrière », mais elle est parrainée par des autorités qui rejettent l'égalité de fait entre les êtres humains, et reconnaît la préséance des gens de lois et des gens de guerre sur le peuple et les capitalistes[3]. Et c'est là le principal point qu'il faut saisir de ce texte. Hiérarchie. Chez les fascistes, c'est plus ou moins la même rengaine.

Malgré le constat de départ semblable, le projet de l'Église est fondamentalement différent de celui des socialistes. Il ne s'agit pas de donner le pouvoir aux soviets. Il ne s'agit pas de renverser l'ordre établi. Il s'agit de réconcilier les classes sociales par le patronage. Les rôles sociaux sont inchangés. L'homme reste le chef du foyer. Le patron reste le patron, le flic reste un flic, le pauvre reste pauvre. Seulement, une structure autoritaire chapeaute les relations entre les différentes classes qu'on ne se risquerait jamais à qualifier de « médiation ». Et cela permettrait en principe aux ouvriers de voir leurs droits respectés, comme aux patrons de se débarrasser de la menace socialiste.

L'application de la doctrine sociale de l'Église

Cette Doctrine sociale a été mise en pratique de manière diverse. Au Québec, on ne peut nier le rôle qu'ont joué les syndicats catholiques dans l'histoire ouvrière. Moins connu: les coopératives, parfois fondées ou parrainées par des prêtres. Et bien entendu les Caisses pop. Dans le catéchisme des caisses populaires, l’abbé Peters, par exemple, cite directement Léon XIII[4]. De la même manière, Jean Toussaint fait référence au même pape pour justifier son recours à la création de coopératives, cette fois-ci de producteurs[5]. Ce ne sont que des exemples d'une vaste opération dont nous avons encore des échos maintenant.

Aujourd'hui, le modèle coopératif est revendiqué par la gauche, souvent proche du socialisme. Les mutuelles et le mutuellisme, dont les principes sont très proches, ont été défendus par un célèbre contemporain de Léon XIII: Proudhon. L'implication du clergé dans les coopératives et dans les syndicats semble naître d'un mauvais compromis originel consenti par la religion aux classes ouvrières, malgré que plusieurs curés se soient lancés avec grand enthousiasme dans la promotion de ce modèle.

En revanche, ces initiatives ont cohabité avec une vision radicale et parallèle du saint patronage de l'Église telle qu'imaginée dans le Rerum Novarum, qui s'inscrirait en opposition totale avec le socialisme: c'est le corporatisme fasciste de Mussolini[6], qui ne tire pas ses origines que dans les encycliques du pape. C'est une autre troisième voie qui rejette à la fois le socialisme, et à la fois la libre-entreprise du capitalisme. Sauf que dans le cas de l'Italie, ce n'est pas le saint patronage de l'Église qui tyrannise le secteur économique, mais un État autrefois conspué par le pape susmentionné.

À suivre:
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[1] Je sais que je sors du contexte mais je trouve ça marrant. Dans ce clip de rap, Jon Lajoie se positionne non pas en tant que type moyen, mais bien en tant qu'homme ayant une vie beaucoup moins confortable que la moyenne. Le salaire médian au Québec est en effet bien au-dessus des 12$ de l'heure que son personnage gagne (il se tenait autour de 17$ en 2007, alors que le salaire horaire moyen est de 24$ en 2010). Et par ailleurs, il souffre de douleurs récurrentes au dos.

[2]Léon XIII.  Rerum Novarum, lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape Léon XIII.  Vatican, 1891. 

[3] Lest termes exacts:  « A tout prix, il faut des hommes qui gouvernent, qui fassent des lois, qui rendent la justice, qui enfin de conseil ou d'autorité administrent les affaires de la paix et les choses de la guerre. A n'en pas douter, ces hommes doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu'ils travaillent directement au bien commun et d'une manière si excellente. »

[4] Lefranc, Jean-Philippe.  Catéchisme des caisses populaires.  Imprimerie Laflamme, deuxième édition, Québec, 1918.  p. 7.

[5] Toussaint, J.  Les coopératives des pêcheurs de la Gaspésie, p. 78.

[6] Wikipédia en fait une belle synthèse: « Le corporatisme est institué : un système de guildes qui encadre les relations patrons/ouvriers et salariés afin qu'ils planifient l'économie dans l'intérêt général : ministère des Corporations, Conseil national des Corporations, Chambre des Faisceaux et Corporations.»

4 commentaires:

  1. «L'homme reste le chef du foyer. Le patron reste le patron, le flic reste un flic, le pauvre reste pauvre»

    À ce sujet, le pape Léon XIII, toujours dans son encyclique Rerum Novarum (Des choses nouvelles), a aussi tenté de définir ce qu'est un salaire «juste» : « (...) le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête».

    J'imagine qu'il se croyait progressiste en disant cela, même s'il ajoutait des conditions (l'ouvrier doit être sobre et honnête) pour qu'il reçoive le salaire établi selon le principe des économistes classiques (Smith, Ricardo, etc.)...

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  2. Sa lettre encyclique peut être interprétée de manières très diverses. Ça peut rapidement devenir un immense casse-tête.

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  3. J'adore Léon XIII, ce fût un grand pape et aussi un intellectuel. Il a beaucoup contributé au développement du catholicisme social.

    Richard

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  4. En ce qui me concerne, je le trouve fascinant, mais c'est seulement du point de vue historique. Parce que sinon, il ne me plaît pas vraiment. Je le trouve moralisateur et obscur. Comme les autres papes, quoi.

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