lundi 17 mai 2010

Quels modèles pour la santé anarchiste?

Il y a longtemps que ça me trotte dans la tête, cette question. Comment faire fonctionner un système de santé dans un monde (ou une région) libertaire? Il est temps d'analyser le problème de manière pragmatique[1]. Je n'aime pas faire des plans pour un avenir incertain, ni écrire une plateforme dont tout-e dissident-e serait un-e hérétique. Cependant, évaluer les possibilités m'apparaît essentiel. Selon moi, refuser d'y penser c'est refuser l'imagination. Par ailleurs, je commence à trouver un peu risible l'utilisation à mauvais escient de "on ne peut pas élaborer des structures désaliénées à partir d'une position d'aliéné-e" [2]. Mettons que le Grand Soir arrive et que pof, on arrête d'être aliéné-e-s vers une heure du matin, peut-être bien qu'on va finir par considérer que la révolution elle-même était une erreur. En bref, pourquoi risquer une révolution ou du moins une lutte politique coûteuse, si on ne prend même pas le risque d'imaginer (et non pas de planifier, c'est pas la même chose)?

De l'importance de ne pas jouer avec le feu et de tout faire foirer

En ce qui me concerne, je préfère à toute autre forme de système de santé celui qui sera universel, gratuit et égalitaire. Ces trois conditions m'apparaissent en tout lieu indispensables. Tout compromis à cet égard m'est impossible. Certain-e-s diront que je suis un gaugauche qui tient à ses vaches sacrées, mais je suis pas mal convaincu que les gens qui me diraient une pareille chose sont bourrés de fric ou ne souffrent pas de maladies chroniques. Je pense d'ailleurs que je serais un imbécile profond et un mégalomane impudent si je me préparais à mettre en péril la santé des autres au profit de la promotion de mon idéologie personnelle, comme le font quotidiennement les sales capitalistes, ces irresponsables suicidaires qui pensent que la vie est un jeu.

Aussi, je me demande comment on pourrait se débarrasser de l'État tout en conservant un minimum de nos acquis sociaux en santé. Le fait est que nos hôpitaux, CLSC et CSHLD gobent beaucoup d'énergie en terme de production. Il faut des industries très spécialisées pour produire des équipements médicaux, et donc des réseaux de distribution bien rodés. Il faut des laboratoires de recherche, de production de médicaments, et surtout des spécialistes convenablement formé-e-s. Dans les circonstances actuelles, il faut surtout une concentration gigantesque de ressources, et donc leur mise en commun, voire leur gestion centralisée.

De la gestion

Je ne sais pas si vous avez déjà assisté à une assemblée hospitalière[3]. C'est pas beau. La direction n'a souvent pas la moindre transparence. Et comme elle n'a pas vraiment de comptes à rendre, elle chôme souvent, délégant ses tâches - notamment dans la gestion du personnel par le biais des agences d'infirmiers/ères - à des entreprises privées, ce qui multiplie le nombre d'échelons bureaucratiques sans rien améliorer.

Je pense donc que l'autogestion des centres de soin, quelque soit leur nature, serait bien entendu avantageuse en tout point. La "direction" serait directement dépendante des décisions de la population, des patient-e-s et du personnel. Un mode décisionnel basé sur des principes anarchistes ou de démocratie directe permettrait, en faisant s'effondrer une hiérarchie basée sur rien, de mettre "le patient à l'avant-plan" comme le dirait ma mère, plutôt que l'ambition de demeuré-e-s qui se flattent le ventre en voyant la bonne note accordée dans le classement de La Presse[4].

De la difficulté de réunir les ressources

La question de la direction est toutefois un problème mineur. La gestion médiocre des hôpitaux et autres institutions fait certainement des ravages, mais si c'est un désastre, ce n'est cependant pas encore un cataclysme. Toujours, c'est la question du financement qui inquiète. Sans État ni impôts, il faut trouver une autre manière de faire fonctionner les centres de soins hospitaliers. Ça va encore pour les CLSC; mais pour faire fonctionner des salles de chirurgie et d'examens avec toutes leurs machines, c'est une autre histoire.

Or, la multiplication des cabinet privés dans lesquels des salles de chirurgie bien équipées fonctionnent à plein régime suggère que l'investissement de départ ne doit pas être inaccessible à une petite collectivité, s'il est accessible à un individu ou à un groupe de deux ou trois médecins spécialistes. Maintenant, j'ignore de quelle manière peut être recueillie l'énergie disponible à la création et au maintien du service d'une salle de chirurgie. Cotisation volontaire? Corvées publiques? Changement d'orientation vers des soins moins coûteux? Piraterie côtière?

Il y a aussi la question des disparités régionales. Ces disparités ne sont pas nécessairement un problème grave dans toutes les circonstances. Par exemple, si les gens de la commune mutuelliste de Drummondville habitent dans des maisons unifamiliales et ceux de l'enclave queer de Notre-Dame-du-Bon-Conseil dans des 5 1/2, on s'en crisse un peu. En revanche, la pauvreté relative de la collectivité paysanne libre de Ham-Nord pourrait la priver de médecin; ce qui pourrait causer des difficultés immenses, voire la disparition de la collectivité et donc des délicieuses mais peu rentables patates bio-équitables-expérimentales qui y seraient cultivées.

À défaut de pouvoir centraliser l'attribution des ressources dans une institution semblable à l'État, que pourrions-nous faire? Je pense qu'il serait un peu hasardeux de penser que la loi de l'offre et de la demande suffirait à régler les problèmes de disparités dans la disponibilité des ressources. Proposerions-nous donc d'instaurer un système de péréquation-santé entre collectivités? Compterions-nous seulement sur la solidarité entre elles? Les patates expérimentales de Ham-Nord auraient-elles une valeur sentimentale assez élevée dans la région pour que la Commune Durable de Victoriaville consente à envoyer de la main-d'oeuvre en mission au village?

De la conclusion la plus brève possible

D'une manière plus globale, je crois que la meilleure médecine serait communautaire, personnalisée et décentralisée. Hélas, transformer nos hôpitaux en petites villes de malades isolé-e-s allant en jaquette, c'est j'ai l'impression l'intention de nos gouvernements. Mais ce n'est pas en construisant des hôpitaux géants dans lesquels s'entrelacent des couloirs sombres ponctués de cafés Van Houtte que nous allons rendre service à des êtres humains en difficulté.

______

[1] Kin Renart!
[2] Je pense qu'utiliser cette expression face aux marxistes libertaires et autres hurluberlus dogmatiques est cependant tout à fait justifiable.
[3] Eh oui, croyez-le ou non, cette instance existe. Le public s'y rend et a le droit de poser des questions au Conseil d'Administration. Nb: le Conseil d'Administration n'est pas tenu de répondre aux questions.
[4] Cette attaque est spécifiquement adressée à la direction de l'Hôtel-Dieu d'Arthabaska.

19 commentaires:

  1. Moi je te retournerais le « Kin », vu que ma petite réflexion sur l'anarchie a semblé te brasser un peu, en tout cas assez pour que tu t'en souviennes et que tu pondes celle-ci! ;-)

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  2. Ta ta ta! J'avais commencé ma série de billets sur la faisabilité de l'anarchie bien avant ta charge.
    ;-)

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  3. euh... L'as-tu lu, mon texte, au moins?

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  4. Bien sûr! Je le propose même dans ma liste de billets dans ma colonne de droite!

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  5. Je viens de vérifier, et ce n'est pas encore mis à jour... C'est long...

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  6. «Toujours, c'est la question du financement qui inquiète. Sans État ni impôts, il faut trouver une autre manière de faire fonctionner les centres de soins hospitaliers.»

    Je veux abolir l'État, certes (encore que ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde, semble-t-il), mais ça ne veut pas dire qu'on devrait abolir toute forme d'impôts pour autant. Le problème princinpal est qu'on a aucun contrôle sur ce que fait le gouvernement de notre argent ou pas. Mais si on instaure l'autogestion et la démocratie directe, les gens ne verraient pas l'impôt de la même façon. De toute façon, la rémunération ne serait pas comme dans une société capitaliste et le coût de la vie ne serait pas le même.

    Une grosse partie du problème (selon moi) avec le système de santé, c'est les coûts des médicaments. Les compagnies pharmaceutiques nous tiennent par les couilles, mais dans une société non capitaliste, ce rapport de force (ou chantage) n'est plus là. Mais il y aura toujours des coûts et je tiens le principe d'utilisateur payeur en horreur. Aucune solidarité, aucune notion d'effort collectif.

    En même temps, l'impôt n'est pas forcément une nécessité, mais je ne suis pas chaud à l'idée de dons volontaires. On risque d'en revenir à l'utilisateur payeur.

    En même temps, si on gère nos propres lieux de travail, on peut décider amplement, de manière collective, ce qu'on fait des fruits de notre travail. Ça peut revenir à donner de l'argent à des hôpitaux et écoles (institutions qui ne fonctionneraient pas comme aujourd'hui). La notion de surplus ou de profits n'existerait plus, à tout le moins pas comme dans le sens actuel, puisqu'il n'y aurait plus une minorité pour se l'accaparer au dépend de la majorité.

    Il y aussi la notion qu'on pourrait imprimer notre propre argent, alors la question de liquidité est relative. Je sais que les raisons présentes qu'on nous donne est que le gouvernement ferait dévaluer l'argent s'il en imprimerait en trop grande quantité, mais encore une fois, dans une société autogérée, ce n'est plus la même game.

    Peu importe, c'est intéressant comme débat (même si j'ai dévié). Ça fait changement de l'éternel violence/non-violence. Pour moi la raison principale qui fait que l'anarchie tourne en rond, c'est que les libertaires refusent justement de débattre de ces questions.

    Plus facile de discréditer ces efforts en récitant une recette de cuisine.

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  7. Il est possible qu'il n'existe même plus de monnaie d'échange dans la majorité des collectivités, ni propriété privée, ni salaire. Impossible de taxer, dans ces circonstances, de l'argent qui n'existe pas.

    Je ne pense pas non plus que le concept d'utilisateur-payeur ferait long chemin dans l'anarchie. Ce concept bénéficie seulement aux riches et il risque de ne plus y en avoir si on abolit le capitalisme. Je pense que l'intérêt à cotiser collectivement pour bâtir un CLSC serait suffisant pour convaincre la majorité de participer au service.

    J'ai organisé des corvées de nettoyage dans les ruelles de Saint-Henri, et je te jure que la participation n'était pas un problème. Quand les gens identifient une nécessité et qu'ils ont du temps libre - et crois-moi qu'on en aurait - ils mettent la main à la pâte. La pression sociale ferait le reste du travail en poussant les récalcitrant-e-s à contribuer. Il resterait toujours des dissident-e-s qui refuseraient de contribuer: mais justement, leur permettre d'exister sans se faire polluer la vie, c'est ça le but de l'anarchie selon moi.

    Pour le reste, il y a des médicaments que tu peux faire pousser dans ton sous-sol.

    ***

    Le gros problème n'est donc pas de faire participer les gens, mais plutôt de réunir les ressources rares, comme une machine pour faire des tomographies par émission de positrons.

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  8. "En ce qui me concerne, je préfère à toute autre forme de système de santé celui qui sera universel"

    "Universel" dans le sens où tous auront le droit à un tel service de santé (ce que j'approuve) ou dans le sens où tous seront forcés de n'utiliser que ce service précis, tel un monopole soviétique (ce que je désapprouve)?

    "gratuit"

    Irréaliste pour tous, mais pour les plus démunis, d'accord!

    "Égalitaire"

    Égalité des chances (ce que j'approuve) ou standardisation soviétique du système de santé (ce que je désapprouve)?

    Le système de santé soviétisé au Culbec est moins accessible que plusieurs systèmes mixtes en Europe, j'estime qu'il s'agit d'une leçon importante pour les zélateurs du système soviétisé culbécois.

    Le reste du billet est fort intéressant, j'estime qu'une partie du financement serait facilité par l'abolition des brevets concernant les médicaments et la réduction des coûts qui en résulte.

    Un système de santé anarchisé serait certainement moins coûteux globalement pour la population, en raison surtout de l'extinction des bourreaucrassies étatiques, de la réduction des coûts due à la concurrence et de la diminution des coûts des médicaments, alors, le financement ne m'inquiète pas du tout!

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  9. @Bakouchaïev

    "mais ça ne veut pas dire qu'on devrait abolir toute forme d'impôts pour autant."

    L'impôt est une contribution FORCÉE et je suis contre ça. Je préfère les contributions volontaires. Cependant, le membership d'une personne dans certaines communes pourrait être assortie d'une contribution-santé si la personne veut se faire traiter dans un hôpital faisant partie de cette même commune (peut-être pourrions-nous appeler ça un impôt, mais on devrait proscrire ce terme), par exemple.

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  10. @Mouton Marron

    "Il est possible qu'il n'existe même plus de monnaie d'échange dans la majorité des collectivités, ni propriété privée, ni salaire. Impossible de taxer, dans ces circonstances, de l'argent qui n'existe pas."

    Ne présumons pas trop vite, et de toute façon, il existera toujours des mécanismes de marché. Mais il est possible qu'un tel truc survienne dans certains cas.


    "Le gros problème n'est donc pas de faire participer les gens, mais plutôt de réunir les ressources rares, comme une machine pour faire des tomographies par émission de positrons."

    Ce qui sera moins rare en raison de l'abolition des brevets. De plus, même en cas de rareté, la diminution des autres coûts va rendre ce problème beaucoup plus facile à régler que dans un système soviétisé.

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  11. En quoi les marxiste libertaires sont t'il automatiquement dogmatique. Je crois que justement, les raisons d'unir le marxisme et l'anarchisme, c'est que l'on reproche au premeir sont dogmatisme, et au seond un certain amqnue d'efficasiter tactique.

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  12. Mais de quoi tu parle avec son « système de santé soviétique au Québec » ?! C'est très, très, très loin d'être soviétique.

    Un soviet est un conseil prolétarien où les prolétaires sont autonomes de toute décision externe (le parti, l'État, les impératifs du marché et ainsi de suite) et décident eux et elles-mêmes de la production locale. Cela veut donc dire que chaque hôpital, chaque clinique, chaque « stand de santé » est autorégulé selon l'impératif communiste suivant : « de chacun selon ses moyens/forces à chacun selon ses besoins » (fournir ce qu'on peut de part nos capacités et prendre ce qui est nécessaire à notre vie).

    Et David, si tu associes ÉTAT avec COMMUNISME comme inséparables, tu te fous le doigt dans l'oeil. Autant parler de gouvernement anarchiste ou d'Église athée ...

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  13. David Gendron:
    universel dans le sens que tu te présentes à l'hôpital et on te soigne, peu importe d'où tu viens;
    gratuit dans le sens que tu payes pas de facture;
    égalitaire dans le sens que personne n'a de traitement de faveur.

    Juste suggérer que les hôpitaux seraient tous pareils dans une anarchie serait complètement inconsistant. Les hôpitaux sont pas pareils, même dans notre société ultra-conformiste et bureaucratisée.

    Et puis s'il existe encore des "plus démunis" dans l'anarchie, eh bien on va avoir manqué notre shot à 100 milles à l'heure parce qu'il n'est plus censé exister de classes sociales.

    Par ailleurs, il est en effet nécessaire de faire mention des brevets.

    Agitateur: je comprends ton point sur l'usage à mauvais escient du terme "soviétisé". Mais j'imagine que tu connais le genre de système auquel David Gendron fait référence. As-tu donc une autre suggestion de terme?

    Prétendre que communisme = État nécessairement serait en effet nier le communisme de Conseil, le communisme libertaire et toutes les autres tendances du communisme qui n'ont rien à voir avec l'État. Ce serait également nier l'objectif premier du communisme.

    Anonyme: j'imagine que si tu es marxiste, tu as donc lu le Capital au complet et que si tu sais critiquer Marx - comme, je l'espère, la majorité des marxistes - tu partages cependant son déterminisme, son idéal suprême du progrès et sa prétention à une finalité de l'histoire. Or, ces éléments de sa pensée sont pratiquement indéfendables sur le plan logique et simplement inscrits dans les mouvements intellectuels du XIXe siècle.

    Je pense aussi que porter une admiration excessive pour la pensée de quelqu'un au point où on peut en arriver à associer son intellect à son nom est une expression commune du dogmatisme. À la limite, on pourrait croire que le marxisme transcende Marx et que le "marxisme" ne réfère donc plus exclusivement à Marx. Mais à ce moment-là, pourquoi conserver cette appellation sinon par conservatisme?

    Je ne nie pas avoir été influencé par Marx, comme toi sans doute: mais cela fait-il de nous des marxistes? Ceux que je désigne par le terme "marxistes", ce sont généralement les gens qui utilisent sa pensée comme un catéchisme. Et il y en a.

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  14. @L'Agitateur

    Je ne parlais pas de ce genre de "soviet". On pourrait remplacer "système soviétisé", par "système monopolisé".

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  15. @Mouton Marron

    "universel dans le sens que tu te présentes à l'hôpital et on te soigne, peu importe d'où tu viens"

    Ok, j'aime mieux ça.


    "gratuit dans le sens que tu payes pas de facture;"

    Ça dépendra des hôpitaux, certains factureront, d'autres non.

    "égalitaire dans le sens que personne n'a de traitement de faveur."

    En tout cas, ce sera certainement plus égalitaire que dans ce système monopolisé.

    "Et puis s'il existe encore des "plus démunis" dans l'anarchie, eh bien on va avoir manqué notre shot à 100 milles à l'heure parce qu'il n'est plus censé exister de classes sociales."

    Disons qu'il y a peut-être des "moins nantis que d'autres", mais pas des démunis.

    "Prétendre que communisme = État nécessairement serait en effet nier le communisme de Conseil, le communisme libertaire et toutes les autres tendances du communisme qui n'ont rien à voir avec l'État. Ce serait également nier l'objectif premier du communisme."

    Oui, je ne suis pas un communiste à proprement dit, mais je ne vois pas d'un mauvais oeil le communisme libertaire. Alors je ne considère pas que communisme=état.

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