jeudi 31 mai 2012

La guerre pour l'information.

Il y a quelques jours, une fausse rumeur s'est répandue sur Internet, comme quoi un manifestant serait tombé dans le coma suite à une agression policière.  S.T. a en fait été totalement assommé puis menotté.  Un peu plus tard, il reprenait conscience dans l'ambulance.  Il ferait actuellement face à des accusations de tentative de vol (du vélo d'un agent de la paix) et d'entrave au travail des flics.

Notons en premier lieu que plusieurs manifestant-e-s ont failli mourir au cours des derniers mois.  Multiples fractures du crâne et traumatismes crâniens, balles de plastique provoquant des hémorragies sévères et dans au moins un cas un affaissement du poumon et des dommages sévères au foie. Yeux crevés. Ces cas sont bien documentés.  Alors toute tentative de relativiser les violences policières sous le simple prétexte que cette rumeur, en particulier, était fausse, c'est risible. L'histoire, à défaut d'être bien documentée, était tout à fait crédible. 

Plusieurs journalistes ont finalement réussi à joindre l'individu pour rétablir les faits (tout en banalisant, au final, la brutalité policière). Des journalistes ont enfin fait le travail pour lequel illes sont payé-e-s.  Depuis, plusieurs autres jubilent, prétendant que les médias reconnus ont enfin établi leur supériorité morale sur le public, incapable de produire de l'information crédible : «La réponse des journalistes, tout aussi classique: fiez-vous à nous. C'est effectivement une excellente idée. Il y a des gens payés pour vérifier les informations, démêler le vrai du faux et présenter des excuses (en principe) quand ils se trompent. Ça s'appelle des journalistes. Le travail de Tristan Péloquin et Martin Leblanc en est un exemple éloquent.»

Ici, Yves Boisvert recommande finalement à la population de ne pas diffuser d'informations sans que celles-ci aient été au préalable approuvées du sceau des médias (sous-entendu: confirmées par son journal minable). Il demande aussi à la population de ne pas se servir de son esprit critique.  Tout ça à cause des fausses rumeurs. Hey, Boisvert, ce n'est pas Twitter qui a inventé les rumeurs. Ça existe depuis toujours.

Il reconnaît cependant, quoique subtilement, que quand les journalistes se trompent, illes doivent présenter des excuses. En ce qui me concerne, j'ai été à ma connaissance cité un minimum de quatre fois par des journalistes de grands médias. Une citation concerne ce blogue et a provoqué plusieurs conséquences désagréables.  Les autres fois, j'ai parlé en personne aux journalistes, la plupart du temps sous un faux nom, pour des raisons évidentes.  Le résultat global: trois mauvaises citations sur quatre. Je me suis plaint deux fois directement au journal: aucune excuse, aucun erratum. Je me suis récemment plaint au Conseil de Presse pour les propos discriminatoires tenus par Alain Dubuc: toujours aucun signe de vie de ce côté-là, même si je sais que je ne suis pas le seul à avoir envoyé une plainte pour le même texte. Je connais aussi pas mal de gens que les journalistes, en inventant de A à Z un témoignage de leur part, ont fait passer pour des caves.  Un lecteur de ce blogue se reconnaît sûrement.

Yves Boisvert, comme d'autres, essaie d'instrumentaliser la fausse rumeur entourant l'histoire de S.T. à l'avantage des médias de masse. Sa version: les méchant-e-s internautes créent de fausses histoires, et les héroïques journalistes viennent, comme d'habitude, rétablir la vérité, malgré les difficultés: «On n'est plus au temps où la vérité pouvait s'imposer d'autorité.»  Heureusement pour nous.

Mais ce faisant, il balaie du revers de la main toutes les nombreuses fautes journalistiques commises au cours des derniers mois. Toutes les fois où des journalistes ont tourné les coins ronds pour pouvoir répondre à l'impératif de publier maintenant, tout de suite, sans réfléchir.  Il balaie de la main toute critique des journalistes: car les journalistes sont intouchables et au-delà de tout reproche!  Car quand illes font des erreurs, illes s'empressent de s'excuser!

Et pourtant: il y a eu des erreurs sur la personne, qui ont notamment fait passer une étudiante opposée à la grève pour une «terroriste» au fumigène, des signes de grossière inculture dans les grands titres (le fameux Philippe Teisceira-Lessard a par exemple écrit UQUAM au lieu d'UQAM dans le titre d'un de ses articles couvrant la grève), il y a eu aussi le fait d'écrire CLASSÉ au lieu de CLASSE[1], (si Jean Charest le dit de même, eh bien ça doit bien être de même que ça se dit), il y a eu le fait d'ignorer, à plusieurs reprises, même après de nombreuses rectifications, que Gabriel Nadeau-Dubois n'est le président de rien, qu'il a pas plus de pouvoir qu'un employé affecté aux relations publiques dans un organisme quelconque (sans la paye). Et que dire de la diffusion des photos des militant-e-s accusé-e-s d'avoir lancé des fumigènes dans le métro? Et surtout ma préférée, la dénonciation par Rima Elkouri, cette journaliste tellement progressiste, et celle de Brian Myles, ce journaliste tellement prolifique, de notre réaction légitime face à leur harcèlement lors de la vigile visant à appuyer des accusé-e-s. De manière plus générale, il y a eu cette habitude de se faire les larbins du pouvoir et de la police, de retransmettre tels quels les appels à la délation et les mensonges du gouvernement. Ce sont toutes des fautes qui ont causé ensemble d'énormes dommages. Excuses ou pas.

J'ai un immense respect pour certain-e-s journalistes d'enquête qui font leur travail sans pour autant passer pour des stars, et qui ont mis au jour des scandales incroyables.  Mais ce ne sont là que des exemples assez atypiques, auxquels les théoricien-ne-s du journalisme s'accrochent agressivement quand il nous prend le malheur de critiquer leur travail.

Ce n'est pas pour rien que Twitter, Facebook, les blogues et les médias alternatifs parviennent tant à inquiéter certain-e-s journalistes des médias de masse, et à leur tirer d'aussi véhéments commentaires. Plusieurs disent que ces nouvelles sources les rendent inutiles. J'irais pas dans cette direction[2]. Cependant, ces alternatives les forcent à parler de sujets qu'ils préfèrent souvent éviter. Est-ce que les journalistes dont parle Boisvert seraient allés voir S.T. si un tsunami de commentaires n'avait pas confronté le travail des médias dans cette histoire? Est-ce que les sondages biaisés de la Presse aurait été défendus avec autant de désespoir par les éditeurs si les gens ne les avaient pas attaqués massivement? Et que dire de la fête des Desmarais, dont la décadence a été révélée il y a quelques jours par Anonymous? Les médias alternatifs et les médias sociaux menacent aussi des gens dont on ne se lassera jamais de parler: les chroniqueurs/euses et éditorialistes, ces faiseurs/euses d'opinion qui ne font jamais de reportages et qui ne nous apprennent jamais rien, et dont la plume, la plupart du temps atrocement médiocre, n'apporte non plus aucune jouissance littéraire, sauf quelques exceptions (dont Foglia).

Ce travail de diffusion des opinions, il est maintenant fait par tout le monde, en beaucoup mieux. C'est devenu tellement évident qu'on ne peut le dire sans avoir peur de commettre là un truisme.
Mais le débat revient sans cesse, alors que les citoyen-ne-s perdent de plus en plus confiance face à des médias convergents, totalitaires dans leur homogénéité. Il faut espérer qu'à court terme, le nouveau rôle médiatique exercé par le public parvienne à combattre la tendance actuelle de dégradation de l'information dans les médias de masse. Cette contestation de la désinformation et de l'information-spectacle peut-elle pousser les journalistes vers le haut?  Ce serait déjà ça. Mais on ne peut pas s'attendre à ce que ça se fasse sans heurts. Plusieurs journalistes confortables tiennent à leur privilège de pouvoir énoncer n'importe quelle connerie en quinze minutes pour 100 000$ par année. Et ce sont eux qui parlent le plus fort.
___________

[1] On peut arguer que ce n'est là qu'une question de forme et d'orthographe.  On pourrait me répondre: « quand le sage montre la lune, l'idiot regarde le doigt. » Mais encore faudrait-il que le sage sorte le doigt de son cul avant d'essayer de pointer quelque chose.

[2] La prépondérance de sources d'infos alternatives peut bien entendu, à terme, rendre l'information transmise par les médias de masse inutile, mais on en est pas encore là. Par ailleurs, il y aura toujours, et je l'espère, des revues à caractère scientifique, et/ou de vulgarisation.  Aussi, si on veut permettre à la population d'acquérir ou de conserver un certain sens critique, il faut selon moi conserver des cas de figure et donc ne pas viser à l'explosion totale des médias d'information traditionnels à travers le chaos des médias sociaux. Dans un autre monde, il pourrait très bien exister des institutions médiatiques libres, sérieuses, réellement rigoureuses et spécialisées dans le reportage ou d'autres sphères liées actuellement au journalisme.

7 commentaires:

  1. Le problème du journalisme, c'est l'objectivité à laquelle il aspire, mais qui sur le plan philosophique est impossible à atteindre. C'est la plus grande chimère du monde journalistique.

    Mieux vaut prendre parti que de chercher à mettre sur un pied d'égalité, la vérité et l'erreur. C'est cela l'objectivité journalistique que tous réclame à gauche comme à droite.

    Il faut choisir et comme il est impossible de ne pas faire un choix, l'objectivité ne peut donc pas exister, car on choisit toujours l'erreur lorsqu'on omet de choisir la vérité.

    D'ailleurs,ironiquement, ceux qui croient en l'existence de l'objectivité prennent inconsciemment parti contre ceux qui croient qu'elle n'existe pas.

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  2. Je crois que mon texte serait à retravailler et à nuancer, notamment ce que je dis sur les chroniqueurs/euses, sans spécifier qu'il existe des chroniqueurs/euses spécialisé-e-s et compétent-e-s. Je dénonce surtout la non-pertinence de la plupart des billets d'humeur écrits à la hâte et sans recherche. Les journalistes peuvent d'ailleurs avoir leur opinion et la transmettre à travers leurs articles, ce n'est pas un problème tant que c'est transparent et que ça ne passe pas par d'habiles manipulations et par le mensonge.

    Et il va de soit que je parle ici de la presse écrite. Il s'en passe des bien pires à la télé et à la radio.

    On a déjà eu un long débat sur la question de l'objectivité, du relativisme et du dogme pendant lequel, si je ne m'abuse, vous aviez finalement dit que tout était dogmatique, même le relativisme, même le doute. Je ne partage pas votre avis sur l'objectivité. Il est vrai qu'au fond, elle n'existe pas à l'état pur; mais ce n'est pas une raison pour renoncer à toute tentative d'explication rationnelle et désintéressée.

    Si vous n'aimez pas le terme "objectivité", il est possible d'utiliser les termes "équilibre", "prise en compte de la diversité", "rigueur", etc.

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    Réponses
    1. Si l'objectivité n'existe pas à l'état pur, c'est qu'elle n'existe pas.

      Expliquez-moi comment une demi-vérité peut demeurer une vérité ?
      C'est tout simplement impossible.

      C'est la même chose avec une demi-objectivité ou une objectivité partiel. Vous devez comprendre qu'une vérité cesse d'exister aussitôt qu'elle n'est plus absolu. C'est tout ou rien. Il n'y a que l'erreur qui peut demeurer une erreur en se mélangeant avec certaines vérités.

      Ensuite, je viens de relire notre discussion sur le dogme et je n'ai jamais dit ou fait mention que tout était dogmatique encore moins le relativisme. Le relativisme consiste à croire que tout est vrai et que chacun a sa propre vérité. D'ailleurs, ce que vous appelez la "prise en compte de la diversité", nous plonge inévitable dans ce relativisme étant donné que l'erreur est différente de la vérité. Ensuite, les vérités ne se contredisent jamais, elles ne peuvent que se compléter. Il n'y a pas d'équilibre possible entre le vrai et le faux. Il faut faire un choix entre les deux et lorsqu'on refuse de choisir le vrai, on choisit l'erreur inévitablement.

      Je préfère de loin de voir CUTV prendre clairement position dans sa couverture d'un événement que de regarder le même événement à travers les lunette de Radio-Canada où tout se résume à de la subtile hypocrisie. La manipulation est inévitable et je préfère de loin écouter un discours qui ne s'en cache pas et qui ne fait pas semblant du contraire.

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  3. Tout de même, c'était crétin de prétendre qu'il était mort comme certains...

    Excellent billet!

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  4. Je ne sais vraiment pas quelle est l'origine de cette information fausse, mais j'aimerais vraiment la connaître.

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  5. Quand j'ai lu Boisvert ce matin, j'ai cru qu'il faisait de l'ironie... J'ai tout de suite pensé, comme tu le dis dans ton billet, à quand son journal s'est trompé sur deux des identités des quatre «terroristes» aux bombes fumigènes. Ça c'est de la rigueur et de la vérification de source!

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  6. Darwin: les journalistes n'ont pas fait mieux que les gens qui ont parti les rumeurs sur la mort de S.T. Ils ont fait n'importe quoi pour avoir des détails supplémentaires. Et après ça, ils osent même mettre les photos des présumé-e-s «terroristes», hirsutes et épuisé-e-s. J'en reviens pas.

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